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DICTIONNAIRE DU
PATOIS NORMAND
PAR
MM.
ÉDÉLESTAND ET ALFRED DUMÉRIL
CAEN
B.
MANCEL, LIBRAIRE, PUBLICATEUR D'UNE COLLECTION D'OUVRAGES RELATIFS A LA
NORMANDIE.
1849
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DICTIONNAIRE
DU PATOIS NORMAND
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INTRODUCTION.
La philologie
n'est plus cette science de pédant qui disséquait les mots et dissertait sur
les particules; elle retrouve dans les idiomes la généalogie des peuples et
projette des clartés nouvelles dans la philosophie de l'histoire. Mieux
compris, les prétendus hasards, qui semblaient concourir pêle-mêle à la
formation des langues, sont devenus des lois intelligentes et logiques; les
corruptions elles-mêmes sont expliquées et ramenées a des causes nécessaires.
La variété et la mobilité des
Idiomes n'ont plus rien qui déroute la science; on sait que chaque langue est
faite à l'image du peuple qui la produit, et qu'elle en partage toutes les
destinées. Elle naît, se développe et se complète avec lui; puis, lorsqu'il a
fait son temps, lorsque les liens qui en réunissaient tous les membres dans
une société marchant au même but et travaillant en commun à la fortune de la
même Idée, viennent à se desserrer, la force de cohésion de la langue se
relâche à son tour; les différents principes qui s'etaient coordonnés dans
une sorte d'harmonie, s'exagèrent au détriment les uns des autres. Ici, le
besoin de
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— Il —
clarté devient dominant et la
syntaxe est profondément altérée par Tinlrusion de particules et de mots
auxiliaires cpii n'ajoutent ricnîila pensée; là, le vocabulaire paraît d'une
pauvreté impuissante, et, sous prétexte de donner plus d'énergie à
l'expression, on imagine des barbarismes prétentieux; ailleurs, on se
persuade que la lenteur des constructions ne répond pas à la vivacité de la
pensée, et des ellipses contraires à la nature de la langue s'y impatronisent
violemment; les mots rejettent les lettres qui appesantissaient leur prononciation
ou laissent derrière eux les désinences qui retardaient la marche de la
phrase. Une fois faussée dans son esprit et altérée dans sa grammaire et dans
son vocabulaire, la langue s'ouvre à toutes les importations étrangères et se
barriole de tous les idiomes avec lesquels elle se trouve en contact. Bientôt
ce n'est plus un moyen général d'exprimer ses idées qui appartient à toute
une nation, mais un jargon individuel que chacun modifie à son gré et
approprie à son usage. Cette décomposition de la langue précipite à son tour
la ruine du peuple; désormais sans unité et sans force, c'est une proie
offerte à qui veut s'en saisir: il se dissout province par "province, et
son nom lui-même disparaît de l'histoire. Alors un travail de reconstitution commence;
des intérêts communs se groupent et recomposent de nouveaux centres de vie;
insensiblement le langage s'y généralise et s'organise; il contracte des
habitudes de prononciation, adopte une construction systématique et reconnaît
des règles de grammaire. S'il n'y a pas encore d'unité dans son esprit ni
d'harmonie entre ses principes, si ce n'est pas un
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— III —
idiome complet qui satisfasse à tous les besoins de la pensée humaine, c'est
déjà un patois qui, malgré son indigence, sort irrégularité et ses
incohérences, suffit aux nécessités de chaque jour. Un temps vient où les
intérêts se compliquent, s'étendent, rapprochent des populations jusqu'alors
divisées, et il se forme un langage intermédiaire qui facilite leurs communications.
Ce mouvement d'agrégation s'élargit de plus en plus et continue jusqu'à ce
que toutes ces parcelles de peuple se soient agglomérées dans une seule
nation dont la langue incessamment modifiée devient également intelligible à
tous ses chefs. Créée ainsi par les rapports et le mélange des patois, la
langue commune participe de tous; elle prend à l'un ses habitudes de
prononciation, à l'autre ses tours de phrase; elle conserve les idiotismes
d'un troisième, et comble, en puisant indistinctement dans tous, les lacunes
qui existaient dans les différents vocabulaires. Cette composition, en
quelque sorte chimique, des langues n'est point abandonnée à d'aveugles
hasards; il faut bien sans doute reconnaître une large part aux circonstances
et à des influences dont la philologie n'exphque pas toujours la cause
première; mais en s'appuyant sur l'histoire on peut au moins constater leur
mode d'action et les effets qu'elles produisent.
Malgré cette fusion à l'usage de la classe élevée de la société, presque
jamais les patois ne disparaissent en' tièrement; Le peuple auquel ils
suffisent les conserve avec obstination, et les savants sont obligés de les
consulter pour connaître les éléments constitutifs de la
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— IV —
lanpuc H rom.mh.r ù la forme
rrimitive des mots. Lcibniu ravail déjà reconnu avec celle profondeur do vues
qu'il porluit en toutes choses: « Il semble que toutes les langues ne sont
que des variations, souvenlb.en embrouillées, des mêmes racines, mais qu'il est
d.lhcUe de reconnaiU-e à moins de comparer beaucoup de langues ensemble, sans
négliger les jargons dont il serait bon que les savants de chaque pays
prissent la peine de recueillir les mots particuliers (1). » Un savant dont
1.^ connaissances trop exclusivement classiques et quelques énigrammes plus
spirituelles que justes ont souvent fait oubliorl'érudilionetlebonsens,
necraignait pasd écrire en tète de son dictionnaire des Origines de la langue
française: « H f«"Jroit sçavoir avec cela tous les divers idiCmes de nos
provinces elle langage de nos paysans parmv lesquels les langues se
'conservent plus longuement" P^ '• Ues recherches consciencieuses de 1
académicien Bonamy l'avaient amené à soutenir cette opinion doni il ne
comprenait pas la cause: « C est de la langue vulgaire des provinces que se
sont formées les lanrues françoise, espagnole et italienne i3). » Enfin, un
homme d'une bonne grâce infinie, qui avait peu appris ce qu'il savait le
mieux et ne réfléchissait guère,
(11 Œmrcs complètes, L ii, P- ". P- '«'•
,« M.„..e, 0H,1«« ..,<. >an,«' ^™-f ae^!" "^X^^^
c'est la ipril faut cherclier. (3) Mémoires de V Académie des Inscriptions, t
xxiv. p. 597.
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— V —
mais qui rêvait très-juste,
M. Charles Nodier, a dit dans un de ses plus spirituels feuilletons: « Je
pose donc en fait premièrement que l'étude des patois de la langue françoise,
bien plus voisins des étymologies, bien plus fidèles à l'orthographe et k la
prononciation antiques, est une introduction nécessaire à la connoissance de
ses radicaux; secondement, tjue la clef de tous les radicaux et de tous les
langages y est implicitement renfermée (1). >'
Notre siècle doit une de ses gloires à cette intelligence de l'importance des
patois. C'est en les étudiant et en comparant leurs divergences avec toute la
patience du génie, que, malgré des conséquences beaucoup trop systématiques,
M. Jakob Grimm est parvenu à reconstituer l'histoire de la langue allemande
et à élever un des plus beaux monuments dont s'enorgueillisse la philologie
européenne. La permutation des lettres et les modifications que subit la
grammaire dans le passage d'une langue à une autre, ont enfin acquis une
vraisemblance scientifique, et ont pu être ramenées à des lois qui, sans
avoir cette fixité qu^on leur a témérairement attribuée, ont servi de base
aux profonds travaux de M. Eugène Burnouf. En vain le zend s'était effacé de
la mémoire des hommes et ne restait plus qu'à l'état d'énigme dans les livres
de Zoroastre; M. 'Burnouf n'avait point besoin, pour le comprendre, de ces
livres élémentaires, indispensables jusqu'ici aux plus savants philologues;
il l'a rapproché du sanscrit et du persan, auxquels il avait servi
d'intermédiaire, et
(1) Le Temps, 10 mai I83i.
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— ▼! —
des obscurités inipénrlrablos depuis des siècles à l'inIcllijjonce lininaino
se sont complrlemcnt dissipées. Un jeune homme tombé, au premier rang des
travailleurs, martyr de la science, M. Fallot, fut le premier à sentir quelle
lumière les dialectes balbutiés au berceau de la langue française pouvaient
répandre aussi sur son origine et sur son histoire: t'est l'idée originale et
vraiment méritante de son livre. Malheureusement la mort ne lui a point
permis de compléter sa tache, et il était bien difficile de distinguer
nettement et de caractériser d'une manière tranchée des patois qu'aucune
œuvre littéraire n'avait fixés, et qui se fondaient par des gradations
insensibles les uns dans les autres. Les poètes dont l'origine était le mieux
connue, n'offraient euxmêmes à cet égard que des renseignements bien
incertains; souvent ils cherchaient à se concilier un auditoire ou des
protecteurs habitués à une autre variété de langage, et les copistes qui nous
ont conservé leurs compositions en rapprochaient même involontairement la
prononciation et le style du dialecte qu'ils parlaient depuis leur enfance
(4). D'inévitables erreurs durent donc échappera M. Fallot, et en voulant les
corriger, au risque d'en commettre de nouvelles, peut-être l'auteur du plus
savant ouvrage que nous ayons sur les origines de notre langue, n'a-t-il pas
suffisamment reconnu la difficulté de l'entreprise et l'ingénieuse initiative
de son devancier. Mais il n'en a pas
(l)^Coramo on l'a déjà remarque dans la Bibliolhèque de l'Ecole des Chartres,
w série, t. ii, p. lOo, il existe à la Bibliothèque du Roi deux mss. de
Froissart, n°' 83 M et %G1, dont les formes sont entièrement différentes.
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— YII —
moins pleinement accepté le même point de départ, et l'étude des différents
dialectes semblait désormais la première nécessité de toute philologie
sérieuse.
Pour remettre en question ce fait fondamental de l'histoire des langues, il
ne fallait rien moins que l'aventureuse publication de M. Génin sur les
variations du langage français depuis le XIP siècle. Quelques lecteurs
étonnés de cette philologie à facettes ., qui amuse comme un ouvrage
d'imagination, ont oublié que le talent d'écrire ne prouvait pas
nécessairement la justesse des idées, et le public, qui ne raisonne pas
lui-même ses opinions, a la superstition du succès. Malheureusement la
première condition d'un travail d'érudition n'est ni une polémique acérée qui
ne songe qu'à donner de grands coups d'épée, sans s'inquiéter autrement du
sujet de la bataille, ni un esprit infatigable, toujours prêt à illuminer
l'air d'une gerbe d'étincelles; rien ne peut suppléer à une connaissance
approfondie des faits et à l'appréciation réfléchie de leurs conséquences
(^). Sans un point de départ in
(1) M. Génia s'est même dispensé d'apprendre notre vieille langue; ainsi, p.
^17, il traduit
Puis fait porter quatre bancs en la place:
La vunt sedeir cil ki s'deivent cumbatre. par: Charlemagne fait disposer sur
la place, en manière de cbanîp clos, quatre bancs où vont s'asseoir ceux qui
se doivent combattre. On ne se battait pas assis; Sedere avait pris pendant
le inoyen-âge la signification de Stare, comme M. Génin eût pu le voir dans
la nouvelle édition de Du Gange, t. vi, p. 157, col. 1.
Faus, desléaus, Deu anemis. Ou avez-Tous vostre asnc mis? Beu, Dev, n'est pas
là pour desvé, Insensé, comme le dit M. Génin, p. 225^^
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— VMI —
contestable et des moyens certains de reconnaître tous les changements
survenus dans la prononciation pendant huit cents ans, l'entreprise de M.
Génin était impossible; mais de telles difficultés, insolubles pour tout
autre, ne pouvaient arrêter une intelligence si témérairement ingénieuse.
Après avoir posé en principe l' uninote 1; cela signifie toul sinaplement
Faux, déloyal, emwmi de Diexi. \\ traduit p- 84:
Et dist Bouchart: C'est Hugues de Belin
Qui lez nos terres vient ardoir et bruir. Et Bouchaud répond: C'est Hugues de
Belin qui vient brûler et tapager auprès de nos terres, au lieu de: qui vient
brûler et incendier nos terres au loin. Un autre passage, p. 241, est traduit
d'une manière encore plus incroyable:
Dame, fist elle, je vieng a vos,
C'une goûte a ma fille el flanc:
Si voloit de vostre vin blanc
Et un seul de vos pains faitis;
Mais que ce soit des plus petiz!
Dieu merci, je suis si honteuse!
Mais ainsi m'engesse la teuse
Que le me covient demander!
Je ne soi onques truander.
Madame, dit-elle, je viens à vous, car ma fille a la goutte ( lisez ime
douleur) au côté; elle voudrait de votre vin blanc et un seul de vos jolis
pains [lisez de vos pains blancs); pourvu que ce soit un des plus petits!
Dieu merci, je suis si honteuse! Mais ainsi m'angoisse la toux, comme il est
vrai que je suis réduite à vous le demander. Je ne sus jamais truander. — Il
est par trop évident qu'il fallait traduireaiusi les derniers vers: Mais, je
vous prie, un des plus petits! Dieu merci, je suis si honteuse! Mais la
pauvre fille me tourmente tellement qu'il me faut vous le demander: je n'ai jamais
su mendier. Tout cela est digne d'un philologue qui a dit, p. 342, que les
Anglais nous ont pris les trois quarts de leur langue, et. qui nous
reprochait dernièrement d'avoir publiéunde nos plusvieux poèmes qui nelui
paraitpas amusant, et d'avoir cherché à corriger par la comparaison des
différents textes, les erreurs qui se glissaient toujours dans les mss. du
XIP siècle, au lieu d'en avoir tout simplement choisi un bon et laissé décote
tous les autres; Nouvelle revue encyclopédique, t. m, p ôoS.
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— IX —
té primitive du français (^), il déclare « qu'il a été fondé avec une logique
admirable et dans un système d'ensemble aussi régulier que vaste (2), » et
ajoute: « L'étude du vieux-français, celle de toutes les langues, je pense,
mène à reconnaître ce phénomène étrange, qu'une langue, à son origine, est
régulière, logique dans toutes ses parties, et, à son point de perfection,
pleine d'inconséquences et d'irrégularités (3). » On doit, selon lui, c( ne
s'attacher qu'à la langue parlée; la première tâche de quiconque veut
travailler utilement sur notre vieille langue est de déterminer le rapport de
l'orthographe à la prononciation (4), » et les consonnances de nos vieilles
poésies nous en donnent un moyen que ne peut fausser aucune différence locale
de prononciation (5), parce que « les patois n'ont jamais existé que comme
langage, et nulle part à l'état de langue littéraire écrite (6). w Nous
apprécions trop peu le plaisir de surprendre un écrivain de talent en flagrant
délit de contradiction pour rechercher curieusement s'il ne s'est
(1) p. XV.
(2) p. XIX. Ce qui ne l'empêche pas de dire, p. 48: C'est un des nonabieux
abus d'un temps où il n'existait point de Code pour la grammaire, ni pour
l'ordiograplie, et p. 52: Nos pères écrivaient chalt et prononçaient caud:
cela vient de ce que rien n'était fixé, pas plus la forme des mots que la
valeur des lettres et la nécessité des règles.
(3) P- 204. M. Génin a oublié de nous dire en quoi consistait la perfection
d'une langue.
(4) P. XII.
(5) P. XVIII; nous ne parlons pas des discordances d'orthographe qu'il
indique aussi. Ce singulier moyen ne deviendrait sérieux que si l'on venait
au monde avec la conviction de l'unité et de la régularité de la langue, non
plus seulement à son berceau, mais à tontes les époques de son histoire.
(G) P. 271.
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— X —
point glissé dans le livre de M. Génin
quelques passages qui démentent son système; nous aimons mieux l'aborder de
front et lui opposer dos raisons générales et s'adressanl directement aux
choses.
Un célèbre jthilologue, qui s'était mis au service d'un patriotisme de
localité, avec sa volonté opiniâtre et son ancien esprit d'avocat, avait déjà
prétendu qu'-une seule et même langue était née partout du mélange inégal du
latin avec des idiomes différents. Mais tous les savants qui ne se laissaient
point éblouir par la renommée de M. Raynouard et son érudition pro domo,
s'étaient refusés à croire que des influences philologiques diverses aient pu
introduire dans la même langue des altérations semblables et la reconstituer
d'après des principes identiques. Ils savaient à priori qu'il était
radicalement impossible que le provençal eût servi de temps d'arrêt entre le
latin et toutes les langues modernes de l'Europe latine. Malgré un assez
grand appareil de science, cette singulière prétention n'avait aucune autre
base qu'une malheureuse confusion. Pour les distinguer des patois allemands,
on appelait également le provençal et toutes les autres corruptions du latin
langues romanes (1), et M. Raynouard avait admis une fois pour toutes que ce
vieux roman ne pouvait être que l'idiome des troubadours.
Le système de M. Génin repose sur une méprise semblable: il a vu mentionner
avec honneur, dans plusieurs écrivains duXIP siècle, une langue française, et
(I) Voyez notre Histoire de la poésie Scandinave, prolégomènes, p. 185-
187.
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— XI —
cette simple dénomination lui a paru une preuve suffisante qu'elle était
parlée dans toute la France. S'il eût été moins épris des idées paradoxales,
un esprit aussi pénétrant eût certainement compris avant tout examen, que,
dans un pays étendu, divisé en cent provinces, soumises chacune à une
administration et à une législation particulières, et trop isolées les unes
des autres par une histoire et des intérêts différents pour qu'il s'y établît
un centre intellectuel et une littérature générale, il ne pouvait exister
d'idiome commun à tout le territoire. A défaut de connaissances théoriques
sur la formation des langues, une étude réfléchie des faits aurait dû lui
apprendre que cette prétendue langue française n'était que le dialecte usité
dans l'Ile-deFrance (1). Benois disait, dans sa Chronique rimée, en parlant
de Louis d'Outremer:
Vait s'en vers France e Loiineis, E si enmeine ses Franceis (2).
Ce Louneis, que le poète distingue ainsi de la France, est le pays de Laon,
en Picardie, que les derniers Karlingiens se plurent à habiter. Aimés de
Yarennes, qui
(1) L'Ile-de-France se composait du pays compris entre la Marne, la Seine,
l'Oise, le Valois et le Mulcien. Dans Forigine, ce pays s'étendait vers le
nord-est, jusqu'aux rivières d'Aisne et d'Ourcq, et formait à peu près une
île. Telle est l'origine du nom donné à ce pays; M. Guérard, Annuaire
historique de la Société de Vhistoire de France pour J837, p. 104.
(2) L. II, V. 15598. Nous ajouterons un autre témoignage, Ibid., v. 4491:
Gerpent Paris e tote France; S-'unt Normendie trespassée, Puis entrèrent en
mer salée. En Engleterre pristrent port.
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— XII —
écrivait dans le Lyonnais, disait, dans son Roman de Fiorimont:
II ne fu mie fait en France,
Mais, en la lengue des François,
Le fist Aimes en Lionnois (l). Un passage de Raimbert, de Paris, est encore
plus significatif; pour donner une haute idée de la puissance de Braiher, il
lui fait dire:
Si calens Chartres, et Estanpes, et Blois,
Et tôt Pontieu, Berriu et Gastinois,
France, Yimeu et lot le Vermendois (2). lies étrangers eux mêmes désignèrent
pendant longtemps les sujets des rois de France par le nom des différentes
provinces du royaume. Guillaume, comte de Poitiers, disait au commencement du
XIP siècle:
Ane non ac Norman ni Frances, Dins mon ostau (3); et Bertran de Born
s'écriait à une époque encore plus rapprochée de nous:
Ben an camjat honor per avoleza,
Segon qu'aug dir, Berguonhon e Francey (4).
(1) M. P.Paris, Manuscrits françois de la Bibliothèque du Roi, t. m, p. 13.
(2) Chevalerie Ogier dO' Danemarche, \. 11163. Nous ajouterons une autre
citation d'autant plus remarquable qu'elle ne remonte qu'au XV^ siècle;
Il ara les François et ceulx Qui se (lient de Picardie.
Comment lu fille du roy de Hongrie se copa la main dans le Théâtre français
au moyen-âge, p. o02. Voyez aussi la Chronique ascendante des Bues de
Normandie, attribu<^e sans raison suffisante à Wace, v. 5, et un passage
du Roman d''Anseis rapporté dans le Bulletin de l'Académie royale de
Bruxelles, 1838, p. 304. (15) Far.w un vers, dans Rochegude, Parnasse
occitonien, t i, p. f. (4) Pd5 li raron, dans Raynouard, Choix des poésies
des Troubadours, t. IV, p. no.
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— XIII —
On finit cependant par donner indistinctement le nom de Français à tous les habitants
du royaume de France; mais on ne saurait rien en conclure contre la
persistance d'un dialecte propre à chaque province. Ce n'était là qu'une
forme de langage amenée ou par ce besoin instinctif d'unité qui fut pendant
si longtemps l'âme de notre histoire, ou par une ignorance grossière. Ainsi,
pour en citer un exemple, qui rend l'autorité de tous les autres bien
justement suspecte, nous lisons dans VHisioria Roderici Didaci^ dont le
manuscrit a les caractères ordinaires du XIIP siècle: « Si aulem exieris ad
nos in piano et separaveris te a monte tuo, eris ipse Rodericus, quem dicunt
Bellatorem et Campeatorem. Si autem hoc factum nolueris, eris talis qualem
dicunt in vulgo Gastellani Alevoso et in vulgo Francorum Bauzador et
Fraudator (1). « Ces deux derniers mots signifient en provençal Trompeur,
Déloyal, et n'ont jamais appartenu à la langue française.
Que, chez un peuple aussi grossier que Tétaient les Ibères, des idiomes
divers se soient subdivisés en patois différents (2), on peut croire complaisamment
que la barbarie seule empêcha l'unité de s'y établir et se refuser à en rien
conclure. Mais ces dialectes plus archaïques et plus usuels se retrouvent
également chez les peuples qu'une religion toute natio
(1) Risco, La Castillay el masfamoso Castellano, app. p. xxxiv,
(2) Kai ci dlloi ôiccpsç j^pMvrai ypaiJ.iJ.acxiy.ri, cù pta î^ea, cù de yocp
y/MZZ-n i^ta.; SUâbon, Géographie,], m., édit. Paris, 1620, in-fol., p. 139.
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— XIV —
nale et une civilisation fortement centralisatrice relient en un faisceau
plus compact; lo langage n'y peut conserver longtemps son unité primitive: la
diversité des conditions, des rapports avec les étrangers et des anciens
idiomes de chaque province y introduit bientôt des différences qui
s'étendent, se généralisent et, après un temps plus ou moins long,
constituent de véritables patois.
A Rome, où une démocratie sans cesse en action rassemblait, pour ainsi dire,
d'une manière permanente, tous les citoyens sur la place publique, Cicéron
reconnaissait l'existence d'une langue particulière au peuple (4). Malgré
l'extrême fractionnement des états et tous les dialectes que leur ombrageuse
indépendance avait créés (2), il y avait aussi en Grèce des patois populaires
(3), où les poètes comiques retrempaient leur verve (4). La langue hébraïque,
dont l'origine divine et les traditions d'une psalmodie exclusivement confiée
à une caste sacerdotale, plaçaient la pureté sous la sauve-garde de la
religion, était elle-même profon
(1) Te divitem futurum, id utriim romano more locutus sit, bene nummatum te
futurum; Epistolae ad familiarcs, I. vu, let. 16. Quintilien appelle ce
langage romain quotidianus, Végèce pedestris, Sidonius ApoUinaris tisualis et
une foule d'écrivains rM5</CM5.
(2) Plura illis loqnendi gênera... quod alias vitiosum, alias item rectum
est, dit Quintilien, De institiUione oratoria, 1. i, ch. 5, et Lanzi est allé
jusqu'à dire: Ogni citta, ogn'isola ebbe idiotismi non comuni'alla nazione;
Saggio di lingua etrusca, 1. 1, p. 402.
(3; Ovc\iaza. Ticliziy.a..
(4) Les savants avaient même fait sur ce sujet des livres qui malbeureusement
sont perdus; voyez Fabricius, Bibliotheca graecoy l- iv, ch. 17, p. rUiG.
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— IV —
dément modifiée. C'est saint Jérôme qui nous l'assure: « Hebraeis, pro
voluntate lectorum atque varietate regionum, eadem verba diversis sonis atque
accentibus proferuntur. » Celte uniformité de langage, à laquelle nous
attachons avec raison une si grande importance politique et littéraire, resta
pendant longtemps tellement étrangère aux nations les plus civilisées que
l'écriture des langues sémitiques ne chercha pas même à exprimer les
voyelles, et quand, à une époque relativement bien récente, on voulut en
fixer la prononciation par une sorte de notation phonétique, il fut
impossible de lui donner une valeur régulière. Fata valet a vel E, damma o
vel u; kesra valet i vel e, dit Morinus (1), et il n'indique pas encore tous
les sons que ces signes expriment, même dans la langue littéraire. Vers la
lin du premier siècle de notre ère, l'exact Quintilien écrivait déjà: « aliud
esse latine, aliud grammatice loqui (2). » Les altérations étaient
naturellement bien plus profondes dans les provinces qu'au cœur de l'État, où
la conservation des formes républicaines et les exercices judiciaires en
plein air maintenaient sinon la pureté, au moins l'unité de la langue. Dès le
IV* siècle, selon saint Jérôme: « Ipsa latinitas et regionibus quotidie
mutabatur et tempore (3). » Ces corruptions étaient soumises à des règles
systématiques, comme le prouve ce passage si remarquable de saint
(1) Exercitationesde lingiia
primaeva, p. 434: le zeber, le pisch et le zihr des Persans exprinient aussi
des sons tout-à-fait différents.
(2) De institutione oratoria, I. i, ch. 6.
(3) Epixtola ad Galaias, 1. ii, préf.
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— XVI —
Augustin: « Plcruinquc loquendi consueludo vulgaris utilior est signiticandis
rébus, quam integritas literata (1). » Les différentes invasions qui, en se
succédant pendant plus de cinq cents ans dans les Gaules, y apportaient
incessamment de nouveaux éléments de corruption, empêchèrent sans doute le
langage du peuple de se reformer aussi vite en une langue régulière: mais on
y trouve des traces de patois dans les premières années du Y^ siècle (2), et
Alcuin, le savant de la cour de Charlemagne,nous en atteste l'existence: «
Literata quae scribi potest; illiterataquaescribinonpotest(3).))Bientôt cette
langue, dont il parle avec tant de dédain et que, en sa qualité
d'anglo-saxon, probablement il connaissait mal, devint assez étendue, nous
dirions volontiers assez générale, pour que les conciles enjoignissent aux
ecclésiastiques de s'en servir dans leurs prédications (4). Ce n'étaitdonc
plus un jargon informe, tropindigont pour suffire à tous les besoins de la
pensée, mais une véritable langue que l'on cultivait avec soin et qui avait
déjà des prétentions littéraires, puisque saint Gérard louait son maître
saint Adalhart, qui naquit en 750, de
(1) Doctrina chriatiana, 1. ii; nous citons ce passage d'après les Eléments
carlingiens de M. Barrois, et nous devons dire que nous n'avons pu le trouver
à la place qu'ils indiquent.
{•2) Sedchat aulcm sanctus Murtinns in sellula rusticana, ut est in usibus
servulorum, quasnosrustici Galli Trepedas, vos vero scholastici, aut certe tu
qui de Graecia venis, Tripodas nunçupatis; Severus Sulpitius, De Vita sancti
Martini, p. 443, éd. de 1709.
(3) Opéra, t. ii, p. 568.
(4) Les conciles de Tours et de Reims, en 812; do Strasbourg, en 842; de
Mayencc, en H:.7; dans Labbc, Sncro-sonctn concilia, t. vu, col. 1249, 12.16,
12tiô et t. VIII, roi. 42.
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— XVII —
l'avoir parlée avec assez de perfection ])our faire croire qu'il n'en savait
aucune autre (^1).
De ces altérations, de plus en plus étendues, du latin sortirent tous les
patois romans. Il y a déjà cent ans que Maffei le reconnut pour ceux de
l'Italie (2), et les études, vraisemblablement indépendantes d'Oberlin, le
conduisirent aux mêmes résultats pour les nôtres: c( Le patois des
différentes provinces de la France, fort différent en lui-même, remonte,
quant à son origine, partout aux changements que la langue latine, introduite
autrefois dans les Gaules par les Romains et corrompue ensuite en rustique et
romane^ eut à essuyer depuis le XI ou XIP siècle environ (3). » Trop
perspicace pour tomber dans l'étrange erreur de date qui s'est glissée à la
fin de ce passage, M. Génin en a, peut-être sans le vouloir, confirmé
l'assertion capitale, mais en restituant aux patois une plus haute antiquité
de cinq ou six siècles. « Les patois, » dit-il, « ont leurs racines situées
beaucoup plus profondément que celles de la langue française. Il faudrait
creuser jusqu'aux idiomes usités dans chaque province avant la conquête
latine, en commençant par replacer cette province dans l'ensemble politique
dont elle était un
(l)Qui si vulgaii, id est roraana. lingua loqueretur oœnrum aliarum putaietu!
inscius; si vero theutonica, enitebat perfectius; si latina, in nulia
omninoabsoltiliiis; Acta Sanciorum, ']nn\\er, t. i, p. llfi.
(2) Certa cosa essendo clie i nostri odierni dialetti non altionde si
forniaiono che dal diverse modo di prononziare negli antichi tempi, e di
parla: popolarmente il latino; Verona Mustrata, dans Muratori, Antiquitates
italicae medii aevl, t. ii, col. 1043.
(5) Essai sur le patois lorrain des environs du comté du Ban de la Roche, p.
3.
2
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— XVIIl —
élément (1). >) Cotte corruption des langues par leur contact avec
d'autres idiomes, et leur reconstitution à l'aide des éléments divers que
l'iiistoire de chaque province y avait mêlés, sont des faits trop naturels
pour avoir besoin de témoignages authentiques (2). L'existence et la variété des
dialectes furent pendant longtemps trop indifférentes pour être remarquées;
mais il arriva, en 842, qu'une défiance réciproque obligea les fds de
Louis-le-Débonnaire de prendre leur armée à témoin de leurs engagements, et,
pour être entendus de leurs soldats, ils s'exprimèrent dans la langue usuelle
du pays (patrius sermo), dans celle qu'avaient parlée leurs pères (3) . Cette
origine du mot Patois, que confirment si heureusement ces vers un peu
ironiques de Jehan de Meung:
Si m'escusc de mon langage Rude, maloslru et sauvage; Car nés ne sui pas de
Paris, Ne si cointes com fu Paris, Mais me raporle et me compère
{1)P. 272.
(2) Nous citerons seulement un passage fort curieux d'Ovide:
Mixta sit liaec quamvis inter Grajosquc Getasque,
E niale pacatis plus trahit ora Getis: In paucis rémanent grajae vestigia
linguac,
Haec quoque jam getico barbara facta sono. Ponlica, 1. V, (•]. 7.
Voilà les premiers germes de la langue romane que l'on parle encore en
Valachio.
(3) Crs serments nous ont été conservés par Nitliard, 1. m, ch. 5; un
fir-simile a i'M inscrr par Roquefort dans son Glossaire de la langue romuue,
f. I, p- \x.
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XIX —
Au parler que m'aprist ma
mère, A Méun quant je l'alaitoie (1);
cette origine, disions-nous, explique pourquoi Ton donnait par opposition le
nom de Clerkois au français qui était enseigné dans les écoles. Li quas
peccîiie de pareche, c'en apele en clerkois Àccide, dit un vieux manuscrit
cité par du Gange (2), et, pour rendre toute incertitude impossible, ce mot
Accide vient évidemment du grec À/.yî^e ta. Mais une volonté opiniâtre de
conserver au langage toute sa pureté archaïque n'empochait point des
altérations journalières de le modifier profondément. Des radicaux celtiques
et germains s'y étaient impatronisés; les flexions en avaient insensiblement
disparu, et des populations, jadis latines, qui croyaient toujours parler le
langage de leurs ancêtres, en étaient venues à ne plus pouvoir se comprendre.
Un naïf chroniqueur nous apprend que les moines d'un monastère, situé dans le
Boulonnais, souffraient impatiemment, dans le XIP siècle, leur dépendance
d'une abbaye du Poitou, à cause de la différence des langues (3). Quelques
années seulement après, Quesncs de Bélhune s'écriait dans une de ses plus
jolies chansons:
La roïne ne fit pas que courtoise Qui me reprist, elle et ses fiex li rois:
Encoir ne soit ma parole francoise, Si la puet on bien entendre en francois;
(1) M. Paris, MamiscrUs
francois de la Bibliothèque du Roi, t. v, p. 4o.
(2) T. I, p. 51, col. 2, éd. de M. Henscliel.
(.■5) Propter
lingiiarura dissonanliam; d'ans d'Achery, Spicilegium, t. ix, p. 430.
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— \\
Ne cil ne sont hien appris ne
corlois Qui m'ont roprisl, si j'ai dit mot d'Artois, Car je ne fus pas norriz
a Ponloise (!''.
Roger Bacon écrivait dans le XIII'' siècle: «. Nam et idiouiata ejusdcm
lin[;^uae varianlur apud diverses, sicut patetdelingua gallicana, quae apud
Gallicos, et Picardes, et Xormannos, et Burgundos multipliai variatur
idioinatc. Et quod proprie dicitur in idiomate Picardoruni horrescit
apudBurgundos, imoapud Gallicos viciniores (2). w En ^1318, on traduisait en
patois picard des actes royaux rédigés dans le dialecte de l'Ile-deFrance
(3), et de nombreuses copies, conservées aux archives du royaume, prouvent que
ces transcriptions corrigées et appropriées au langage de chaque localité
avaient lieu dans toute la France (4). Il était résulté de cette multitude de
patois un tel arbitraire d'expression, que la parole ne parvenait plus à
rendre la pensée intelligible. L'auteur de l'Image du monde disait au
commencement du second livre:
Maintes coses sont en romans
(l) Romancero français, p.
83.
(•2) Opus majtis, P. ui, p. 44, éd. de l73:t. Gallici signifie ici les
habitants de l'Ile-de-France et ajonto une nouvelle preuve à celles que nous
avons déjà données, p,xi-\ii. Une lettre que saint Bernard écrivit
deClairvaux dans les premières années du XII' siècle, aux moines d'Autun,
n'est pas moins précise: Nec tamen iiiirum quia, et mullis terranim spatiis,
et diversis provinciis, et dissiraiiibus lini^uis ab invicem distamus; Lettre
lxvii, Opéra, t. iv, p. 173, éd. de 1G42.
(3) Delpit, Rapport sur les archives municipales de la ville cfAmiens, cité
par M. Le Rou\ de Liucy, Les quatre livres des Rois, Introd. p. Lxvni.
(4) Micliclaut, Li romans d'Mixandre, Prêt. p. xiv.
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— XXI —
Dont cascuns n'entent pas le sens, Encor sace il bien le langage (1).
Et on lit dans la préface d'une traduction des psaumes dont l'écriture a les caractères
ordinaires de la fin du XIV' siècle: « Et pour ceu que nulz ne tient en son
parleir ne rigle certenne, mesure ne raison, est laingue romance si corrumpue
qu'a poinne li uns entend l'aultre; et a poinne peut on trouveir ajourd'ieu
persone qui saiche escrire, anteir ne prononcieir en une meismes semblant
menieire, mais escript, ante et prononce li uns en une guise, et li aultre en
une aultre (2). »
Ce n'est pas seulement le corps qui, par une loi providentielle, aspire au
plaisir, l'intelligence éprouve les mêmes besoins, et trouve aussi dans sa
propre force la puissance de les satisfaire. Les sauvages le plus péniblement
préoccupés des premières nécessités de la vie, aiment eux-mêmes à redire des
cliants grossiers qui les soutiennent dans leurs fatigues et marquent le
mouvement des danses par lesquelles ils les oublient. Lors donc qu'il ne
s'agirait pas d'un peuple aussi naturellement gai et aussi amoureux du
plaisir, on pourrait assurer que chaque province avait une sorte de poésie à
l'usage de ses habitants, et par conséquent rédigée dans leur langage. En
vain l'ignorance générale de l'écriture, la rareté des matières premières et
surtout l'inutilité
(1) B. R. n" 7991, non paginé; le poème fut composé ou plutôt transcrit
en 1244.
(2) B. Mazarine, n-'T., 798, fol. 2, verso. Roquefort avait déjà cité cette
curieuse préface dans son Glossaire, t. ii, p. 492, d'après un autre ms. fort
différent, qu'il croyait aussi du XlVe siècle; ce qui prouverait qu'elle est
plus ancienne.
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— XXll —
d'écrire une littérature exclusivement destinée au\ gens qui ne savaient pas
lire, en auraient-elles empêché les moindres vestiges de parvenir justpi'à
nous, l'existence littéraire de nos différents dialectes n'en serait pas moins
certaine; l'histoire de la poésie de tous les peuples ne permettrait pas d'en
douter. Les vieux poëmes allemands se distinguent presque tous par une
orthographe ou des formes grammaticales particulières, qu'on ne saurait
attribuer au caprice des auteurs, et les nombreux patois de l'Italie
s'enorgueillissent d'une littérature qui ne le cède ni en richesse ni en
talent à celle de bien des langues, polies par la classe la plus élégante de
la société (1). Il y eut môme un pays où, sous l'influence d'un esprit
sensible à la beauté et d'une civilisation aussi zélée gardienne de
l'indépendance des villes que de la liberté des individus, les dialectes
conservèrent leur pureté dans la bouche des gens éclairés, et acquirent des
développements assez complets pour suffire à toutes les nécessités des
grandes compositions littéraires. Les principaux dialectes de la Grèce
concoururent également à la gloire de sa littérature; si les Homérides et
Hérodote avaient donné la préférence à l'ionien, elle dut au dorien l'élévation
de Pindare et la grâce énergique de Théocrite; à l'éolienet à l'attique les
vers brûlants de Sapho, la profondeur politique de Thucydide, et les
inimitables beautés de son théâtre (2).
( 1) Voyez Adc'hing,
Mithridatcs, t. ii, p. 496-53 i; Fernow, Rœmlschen Studien, t. III, p.
'ill-5i5 et le CaLalogue de la bibUolliéque de M. Libri, a"' 152—171 et
IGll —!7.")9.
(2) Voyez M. Peuon, OrifjiiiQ de i ire Uluslri dialctii grcci parangonaôa
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— XXIII —
Mais, comme en France, pendant le moyen-âge, ses habiles écrivains ne se
servaient pas des formes spéciales à une ville, ils fondaient ensemble les
plus rapprochées et en formaient une langue moyenne qui devenait agréable à
un plus grand nombre d'intelligences. Ainsi, par exemple, le dorien de
Pindare- diffère beaucoup des inscriptions béotiennes, et l'ionien d'Hérodote
était un composé littéraire des quatre variétés qu'il a lui-même signalées.
Sans doute les trouvères qui travaillaient pour les hauts barons cherchaient
à leur plaire en se servant de la langue qui leur agréait davantage; mais il
y avait à côté, au-dessous si l'on veut, une littérature faite pour le
peuple, dont les auteurs choisissaient aussi le langage qu'il entendait le
mieux. Les traductions recommandées par les conciles étaient certainement
dans la langue la plus accessible au grand nombre (4), et d'heureux hazards
nous ont conservé plusieurs compositions dont les formes dialectales sont
trop fortement marquées pour être méconnues. Les Voyages d'Outremer du comte
de Ponthieu ont des formes picardes très prononcées, qui se retrouvent
adoucies dans les fabliaux d'Eustache d'Amiens et de Jean de Boves. Les
Miracles de la Vierge par Gautier de Coinsy sont écrits en bouguignon (2),
etMargue
«
eon qitella delV eloquio illustre italiano, clans les Mémoires de VAcudé-
, mie de Turin, série u, t. I, et M. Ahrens, De graecae linguae dialectis.
(1) Ils le disaient eux-mêmes: Quo facilius cunctl possint intelligere quae
dicuntur; dans Labbe, Sacrosancta concilia, t. vii, col. 1265. L'article!5
du De officia praedicatorum est encore plus positif: Quod bene vulgaris
populus intelligere possit; dans Baluze, Capitularia regiim Francorum,
année S13.
(-i) Probablement en haut-bourguignon; nous ne parlons que de la leçon
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— XXIV —
rilode Duynse servait prokibloment du daiipliinois (1). Souvent même cette
appivcialion des dialectes n'est pas une; simple conjecture que leur mélange
et les altérations des copistes rendent toujours un peu incertaine. La
préface du psautier dont nous avons déjà parlé, commence ainsi: « Vez ci lou
psaultier, dou latin trait et translateit en romans, en laingue lorenne,
selonc la veriteit commune et selonc lou commun laingaige (2). •» Borel nous
a conservé une vieille chanson en langue de Cahors (3). Sébastien Mamerot se
vantait encore dans le XY" siècle d'écrire en vray soissonnoisj et Jean
Lemaire disait vers le même temps des habitants du Brabant, dont la
littérature populaire est si riche: « Ceux-ci parlent le vieil langage
gallique que nous apellons wallon ou romand, et en usons en Hainaut,
Cambresis, Artois, Namur, Liège, Lorraine, Ardennes et en Roman-Brabant, et
est beaucoup différent du françois (4) ».
S'il nous est resté si peu d'ouvrages écrits en patois, c'est que les scribes
étaient ordinairement des gens lettrés qui ne se bornaient même pas à changer
le style et l'orthographe (5). Comme le dit fort bien Pasquier, les copies
des anciens manuscrits étaient « diversifiées en autant de langages, comme il
y avoit eu diversité de
j
<lii lus. li. R. n" 7203, qui est dalti de 1209, car ainsi, qu'on îc
verra tout à riieurc, les copistes apportaient même involontairement de
grands cLangements dans les textes originaux.
(1) Histoire lilfcraire de la France, t. xx,p. SP, 3l'i, r?l4, 310 et 320.
(2) IJ. Ma/arine, n" T, 7'J8, fol. I, verso.
(.1) Thrésor des recherches cl antiquités (jauloiscs, p. 22i). (4)
Illustration des Gaules, I. i, eh. IG. (;')) Uisloire littéraire, t. wiii, p.
7 il, note.
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— XXV —
temps: car les copistes copioient les bons livres, non selon la naïfve langue
de l'auteur, ains selon la leur (1).» Non seulementla langue de
rile-de-France se perfectionna plus rapidement que les autres, mais
l'autorité chaque jour plus étendue du pouvoir royal et les nombreux
jongleurs qu'une cour riche et avide de plaisir attirait autour d'elle, parle
double attrait de l'intérêt et de la gloire, la rendirent bientôt dominante;
et les copistes qui se piquaient de beau langage, cherchèrent même
involontairement à en rapprocher le dialecte des manuscrits qu'ils étaient
chargés de reproduire. Cette supériorité du patois de Paris résulte si
naturellement du siège du gouvernement et des grands encouragements qu'y
trouvaient les poètes que nous en citerons seulement une preuve positive.
Dans une Vie de saint Thomas Becket, qu'il termina en 1174, trois ans après
son martyre, Garnier de Pont-Sainte-Maxence s'écriait avec orgueil:
Mis languages est bucns, car en France fui nez (2).
En vain compterait-on sur la rime et sur la mesure pour corriger les
altérations et les corruptions des manuscrits; la versification était aussi
peu fixée que la langue, et, selon le besoin du moment, le poète disjoignait
les diphtongues, contractait violemment les syllabes qui excédaient le moule
de son vers et soinnet
(I) Recherches dr la France, ]. vm, di. 3. La B- R. possède quatre
exemplaires du Roman de Godefro'j de Bouillon, et il y en a deux en rouclii,
un en bourguignon et un en picard.
(:2) Bibliothèque de F Ecole des chartes, t. iv. p. 210.
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— XXVI —
tait les finales aux modifications les plus arbitraires. M. Gcnin lui-môme
l'a reconnu dans un de ces moments où le bon sens naturel l'emporte sur les
malheureuses nécessités d'un système: « Un point bien plus important était la
permission d'altérer les mots dans leur terminaison pour le besoin de la
rime, et dans le nombre de leurs syllabes pour le besoin de la mesure (1).»
Les exemples de ce despotisme de la versification sont trop fréquents pour
que nous en indiquions un grand nombre; on peut les multiplier en ouvrant nos
vieux poèmes à peu près au hasard. Raimbert disait dans la Chevalerie Ogier
de Dannemarche:
Et dist Braihier: Or oi niult lais gabois; Oy l'ai dire Alemans et Thiois
(2).
Quoique ces lignes se suivent immédiatement, oi ne peut avoir qu'une syllabe
dans la première, et la mesure force de lui en donner deux dans la seconde.
Les noms propres étaient subordonnés comme les autres mots à ces exigences du
rhythme; dans la Chanson d'Antioche dont M. Paris va publier une aussi bonne
édition qu'on peut l'attendre de son exactitude et de sa science, Graindor
dit:
Jherusalem l'apele qui droit la veut nomcr (3),
(I) 1'. 230; voyez aussi la suite do ce passage et les p. 511 et2V").
i'i) V. ill9(i. La même licence se trouve dans le Roman de Henart; il y a, t.
I, p. 80, V. i>374:
Conter l'avez oi assez. et ibidem, v. 2383:
Se tu vels, si m'en gicte un poi, Et dist Tybert: Merveilles oi. (.3)0)1 I,
V. 7.
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— XXVII —
et cinq vers seulement plus bas, il écrit sans façon: Huimais pores oir de
Jhersalem parler.
Les finales accentuées du participe et les pronoms eux-mêmes étaient modifiés
sans aucun souci des plus fortes habitudes de l'oreille:
Conbatuz s'est; ce ne sai gié SéErec a son duel vangié (i),
disait Chrcstien de Troyes, et Gautier de Coinsy allait jusqu'à rendre muet
un monosyllabe indispensable au sens de la phrase:
De l'espine ist la rose et la fleurs de la ronce; Véoir moult bien devroient
li murtrier larron ce (2).
Tant de libertés avec la langue ne suffisaient même pas toujours; quand la
rime devenait trop rebelle, on lui substituait l'assonance, Alexandre du Pont
ne craignait pas de dire dans une pièce où la consonnance était
systématiquement cherchée:
De biel éage estes encore,
Grans renommée de vous vole (3).
Le choix des rimes n'eùt-il pas été habituellement subordonné à toutes les
différences des dialectes, il faudrait donc le reconnaître: la versification
n'offre aucun moyen de déterminer avec certitude îa prononciation du
vieux-français, et cependant Vauquelin de la Fres
(t) Cliresfien de Troyes, Erec et Enide, B. R. fonds Cangé, n" 73, fol.
5, r", col. 2, V. 43.
(:2) B. R. fonds de la Vallière, n» 85, fol ^291 . (3) Boman de 3Icthovi.et,
v. 1663.
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— XXVIII
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naye disait encore, dans la seconde moitié du XVh siècle:
Car, depuis quarante ans, desjà quatre ou cinq fois, La façon a changé fie
parler en françois(l).
Si l'on en ju^^e par les irrégularités de l'orthographe, et toutes les
lettres muettes qui la surchargeaient de leurs superfluilés, ces
modifications ont dû souvent être aussi bien profondes. D'ailleurs, une
langue ne se complète qu'avec le temps, en empruntant à d'autres idiomes les
mots qui lui sont nécessaires pour combler ses lacunes, et ceux que le
français prit dans les autres dialectes ne purent conserver exactement ni
leur sens primitif, ni leur ancienne prononciation. 11 se préoccupait
naturellement beaucoup moins de l'idée qu'ils avaient d'abord exprimée que de
l'insuffisance du vocabulaire; et les habitudes de l'oreille et des organes
de la voix, l'esprit d'unité et d'harmonie que l'homme porte instinctivement
dans toutes ses œuvres effaraient bientôt la différence de prononciation qui
produisait des discordances. Beaucoup de mots ont donc perdu leur première
forme romane, la seule qui pût mettre sur la trace de leur étymologie. Sans
doute le vieux-français littéraire a souvent gardé avec assez de fidélité
l'orthographe et la signification des racines, pour rendre inutiles des
intermédiaires encore plus rapprochés; ainsi Feu, autrefois Fuec, vient
certainement de Focusy et Faubourg^ en vieux-français Forshourg, de Foras
bur(jus; Poison esi dérivé de Polio, puisqu'il a eu pendant
(I) Satyres, \K Tii.
A
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(delwedd C1131) (tudalen a29)
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— XXIX —
longtemps le sens de breuvage, et Ton ne saurait révoquer en doute l'origine
latine de Curieux, quand on a lu dans le Roman de Brut:
Il fut de Brien angoisos Et de la secolre curios (1).
Certaines formes provençales mieux conservées permettent de supposer aussi
des analogies d'une vraisemblance suffisante. On a déjà, par exemple, et
probablement avec raison, prétendu que Malotru, Mala s trucx, dans la langue
des troubadours, venait de Maie astrosus{2),et que Malade, en provençal
Malaute et Malapte, était une corruption de Maie aptus. Mais les idiomes,
développés surtout par les poètes, sont soumis à des perfectionnements
euphoniques, qui en déguisent l'ancienne orthographe, La valeur primitive des
mots y est elle-même masquée par des acceptions métaphoriques qui finissent
par se dépouiller de leur caractère poétique et passent dans la langue
usuelle. Si vraisemblables qu'elles puissent être, les inductions que l'on
tire des vieux monuments littéraires ne manifestent donc pas toujours avec
assez de clarté les origines de la langue; et, s'il est vrai que l'histoire
des mots soit en même temps celle des idées, et que, pour apprécier les
croyances et
(1) V. 14807.
(2) Une forme toul-à-fait analogue au
latin existait aussi en vieux français; mais elle y était fort rare; nous en
pouvons cependant citer deux exemples. Le glossaire latin-français du XV'
siècle, conservé à la B.R. fonds de Saint-Germain, n° 1189, explique
Calamitosus par Chetiz, Malestruz, et on lit dans des Lettres de grâce de 1407,
citées par Carpentier, t. ii, col. 1130: Je suis bien malostru de tant avoir
parle a toi... escommenic que tu es.
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(delwedd C1132) (tudalen a30)
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— XXX —
les pensées qui ont rendu familières à tout un peuple ces hardiesses de langage
qui modifient le sens d'un si grand nombre d'expressions, il soit nécessaire
de remonter à leur signification primitive, l'étymologie est un élément
indispensable de l'étude sérieuse des développements de la civilisation.
Plus respectueusement soumise à l'habitude, la langue populaire reste plus
fidèle à sa première forme. Comme la parole y exprime naïvement la pensée,
sans que l'ambition de bien dire renforce, à grands frais de rhétorique, la
signification naturelle des mots, leur valeur n'y est point altérée par la
môme fluctuation. Aucune idée d'harmonie factice et d'élégance de convention
ne reprend la prononciation en sous-œuvre et n'obscurcit Télymologio par des
modifications arbitraires. Sans doute le vocabulaire ne demeure pas
invariable; mais les changements en sont plus lents, moins capitaux et se
subordonnent pour la plupart à deux lois dont il n'est pas impossible d'apprécier
l'influence. La première est toute matérielle et cherche à mieux approprier
le langage à son but, à rendre la communication des idées plus facile et plus
prompte: elle élimine ou change les lettres qui embarrassent la prononciation
ou la ralentissent. La seconde naît, au contrairo,du besoin d'unité qui
travaille l'intelligence: elle réduit les sons du vocabulaire; rapproche, par
un lien plus sensible à l'oreille, les mots qui forment le fonds habituel de
la langue, et s'efforce d'établir entre la prononciation des rapports qui
rappellent ceux qui existent entre les idées. Malgré les exigences de son
livre, M. Génin n'a pu
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(delwedd C1133) (tudalen a31)
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— XXXI —
s'empêcher de reconnaître cette supériorité archéologique du patois sur le
langage des classes éclairées. « Le patois, )) a-t-il écrit dans un de ces
moments de sincérité avec lui-même, où il fait si bon marché de sa thèse, «
le patois dos paysans de théâtre n'est autre chose que l'ancienne langue
populaire, c'est-à-dire la véritable langue française, notre langue
primitive, qui est déposée au fond de la société et y demeure immobile. C'est
de la vase, disent avec dédain les modernes; il est vrai, mais cette vase
contient de l'or, beaucoup d'or (1). » Dès le milieu du XÎV"^ siècle, les
paysans se servaient d'une foule de mots qui avaient déjà disparu de la
langue des villes; on lit dans le Leys d'amors:
E celas que han lors pagelas, Como son raonjas e vaquieras (2).
Quelques exemples rendront plus incontestable cette utilité des patois pour
la connaissance des origines du français. L'étymologie d'Emoulu est
clairement déterminée par le patois lorrain où Ramotdè signifie Aiguiser,
Repasser sur la Meule. Contre vient certainement du latin Culter, puisque
Queutre a conservé dans le patois normand le sens de Mauvais couteau, et
l'origine
(1) p. 299. Il avait déjà
dit, p. 289: C'est le véritable langage d'autrefois, qui était dans l'origine
celui de tout le monde, qui s'est trouvé ensuite le langage des classes
inférieures, parce que celui des hautes classes s'était moilifié; voyez aussi
p. xvi. Nous ne savons alors comment M. Génia concilie la multiplicité de nos
patois avec son unité primitive de la langue française; mais nous n'avons pas
à nous occuper des contradictions de son livre.
(2) Lexique roman, t. iv, p. 469.
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(delwedd C1134) (tudalen a32)
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— XXXIl —
singulière que les savants donnent à Rien {\), est confirmée par le patois
bressan où Rin signifie encore Chose:
Alin. porliQ 11 «luaque rin E a se béli'on pou de lin (2).
L'étymologie de Brandir resterait aussi fort obscure (3), si Branda que le
patois de la Haute-Auvergne emploie avec racccption dM//H/«^r, ne la rendait
évidente: ce mot signifiait d'abord Secouer comme un tison que l'on veut
allumer, et vient, ainsi que Brandon, de l'islandais Brandr ou du
vieil-allemand Brand, Tison. Fesser trouve aussi son explication dans le
patois de Nancy où Fasse signifie Verge, Houssinc, et malgré le sens de
l'anglais Sad, Triste, on comprend la signification de Maussade, quand on
sait que les habitants de la Bresse emploient encore maintenant Sada avec
l'acception d'Agréable:
Eir a na pièce de lar, Oncore du pie mau sada (4).
Le grand nombre de métaphores empruntées à la vie des champs prouve
d'ailleurs que les habitants des campagnes ont exercé une grande influence
sur la formation du français, et que c'est dans leur langue qu'on peut
l'étudier à sa source. Nous citerons, entre beaucoup d'autres, Manger son blé
en herbe, Chercher pâture,
(1) Us le font venir du latin Hem: le même changement d'idée, amené aus<i
par une forme grammaticale, a fait Aucun dWliquis. ('i) I\'oèls
l)ressnns,i).!3i. (3) Ménage le fait venir de Vibrare. (^i) .\oëls Oresaans,
p. 8.
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(delwedd C1135) (tudalen a33)
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— XXXIII
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Mordre à la grappe, Couper l'herbe sous le pied, Mettre la charrue devant les
bœufs, et le sens actuel de plusieurs mots manifeste clairement des habitudes
semblables. Ainsi Labor, dont la signification était générale chez les
Romains, ne se dit plus dans le langage usuel que du travail agricole;
Galvauder signifie littéralement Abattre des pommes avec une gaule, et Tâche
j qui vient sans doute de l'allemand Tasclie, Poche, n'exprimait d'abord que
l'obligation d'emplir une poche des produits de la récolte.
Mais les intérêts de la philologie ne sont ici que secondaires: bien des
germes d'opposition et de méfiance disparaîtraient avec les diversités du
langage, et toutes les provinces, désormais plus unies et plus compactes,
marcheraient du même pas aux destinées communes auxquelles la Providence
appelle la France. Chaque jour prépare cet avenir: des communications plus
faciles ont aplani toutes les barrières naturelles qui fractionnaient le sol
et en isolaient les différentes parties. Des lois, rédigées en français, se
sont substituées partout aux coutumes locales qui perpétuaient les
différences de langues. Une administration centralisatrice oblige tous les
habitants de discuter leurs intérêts de chaque jour et le chiffre de leurs
contributions avec des agents, presque toujours étrangers au pays, qui ne
comprennent pas son patois ou ne veulent pas s'en servir. Un système général
de recrutement réunit sous les mêmes drapeaux des hommes sortis de toutes les
provinces, et les force d'apprendre un nouvel idiome, commun aux subordonnés
et aux chefs, qui rende l'obéis
3
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(delwedd C1136) (tudalen a34)
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— XXXIV —
sancc possible et permette de commander à son tour. La participation
illimitée des citoyens aux affaires publiques, éveille des désirs de
connaître et des besoins politiques, qu'on ne satisfait que par la lecture de
journaux trop ambitieux d'influence pour adopter la langue des gnorants et
des pauvres d'un canton. Enfin, grâce aux prdigrès de la conscience publique,
un enseignement primaire, plus généreusement distribué, devient d'année en
année plus obligatoire, et ne tardera pas à familiariser les plus grossiers
paysans avec le langage des classes éclairées. Il est donc facile de le
prévoir, bientôt les patois auront complètement disparu: beaucoup de mots
employés encore par les pères ne sont déjà plus intelligibles pour les
enfants, et l'on doit se hâter de les recueillir si l'on porte quelque
intérêt aux origines de la langue.
Tous les patois méritent ainsi l'attention sérieuse des philologues; tous ont
enrichi le français de leurs dépouilles, ou conservent avec un soin plus
respectueux des radicaux communs dont il a modifié la signification et la
valeur. Mais il en est qui par l'époque et les circonstances où ils se sont
formés, par les nombreuses populations qui les parlaient, par leur richesse
et par l'influence qu'ils ont exercée sur la langue littéraire, sont beaucoup
plus importants que lesautres; et, à tous ces titres, le patois normand se
recommande le premier à l'étude. Dès le XIP siècle, il était différent du
français, puisqu'on lit dans l'Entheticus de Johanncs de Salisbury:
Hoc omis, ecce jugum, quod vitans noslra juvcntus
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(delwedd C1137) (tudalen a35)
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— XXXT —
Ad summum currit prosperiore via, Admittit Soloen, sumitquod Barbarus offert,
Inscrit haec verbis, negiigit arte loqui. Hoc ritu linguam comit
NormaQnus,Jiaberi
Dum cupit urbanus Francigenamque sequi (1),
Cent ans après, Richard de Lison disait dans sa Branche du Roman de Renard,
Qu'il est Normanz; s'il a mépris, Il n'en doit ja estre repris, Se il y a de
son langage (2).
L'auteur du vieux poëme sur Elie de Biville, dont M. Couppey a publié des
fragments dans les Mémoires de l'Académie de Cherbourg, parle même du Hague
langage (3). C'était ce dialecte que les Normands avaient porté en Angleterre
et dont les écrivains qui s'en servaient, reconnaissaient l'infériorité
littéraire; ainsiLuces du Gast disait au commencement de sa traduction du
Roman du Saint-Gréal: (Entre)preng a translater (du) latin en francois une
partie de celé estoire; non mie
(i) V. 135.
(2) Dans M. de La Rue, Essais historiques sur les bardes, 1. 1, p. 282.
(5) Année I8i3, p. 109. Selon ce savant écrivain, le poëme serait de la fin
du XlIIe siècle, mais l'écriture est beaucoup plus moderne et la copie est
trop corrompue pour permettre de déterminer, même approximativement, l'âge de
la langue. M. de La Rue dit aussi que Johannes de Salisbury avait, dans sa
soixantième lettre, fait l'éloge des habitants de Lisieux et du Lieuvin pour
la pureté de leur langage; Essais historiques sur les bardes, t. i, p. 280;
mais cette citation n'est pas plus exacte que la plupart des autres; l'évéque
de Chartres n'a parlé que du style, de l'éloquence: In amicum sî- quidem
imperitum sermone et scientia ingenium illud Lexoviense exeris, linguam acuis
Lexoviensem, cum qua nunquam manum conserere mihi propositum est ab initio,
vel dici orator praepotens j dans le Biblioiheca maxima Patrum, t. xxin, col.
425.
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(delwedd C1138) (tudalen a36)
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— XXXVI —
pour ce que je sache {^raniment (de) fraucois; ainz aparlient plus ma lan[;ue
et ma parleiirc a la manière d'Engleterre que a celé de France, comme cis qui
fu en Englelerre nez (1). Wilhelm de Wadigton, ou plutôt Wadinglon,
s'exprimait avec la môme humilité dans son Manuel de pechies qui ne peut être
bien postérieur au XIIP siècle, puisque Robert Mannyng l'imita en ^303:
De le Franceis vile ne del rimer Ne me deit nuls hom blâmer; Kar en
Englelerre fu né, E norri, e ordinc, e alevé (2).
Il a fallu une singulière ignorance de l'histoire des temps barbares pour
attribuer aux Celtes cette forte unité nationale qu'après bien des siècles
les développements de la civilisation parviennent enfin à établir. Comme on
le voit encore dans les montagnes de l'Ecosse, chaque petit clan avait eu
d'abord son patrimoine séparé, son administration domestique et son
gouvernement de famille. Beaucoup avaient disparu, absorbés par les autres;
mais, grâce à d'heureuses circonstances, quelques uns avaient conservé une
existence indépendante et presque distincte. Les nécessités de la vie étaient
si simples, les acquisitions de l'industrie si limitées et les ressources du
commerce si nulles, que chacun se suffisait à lui-même. Dans le IV* siècle,
Marcien
(1) Dans M. Keller, Romvart, p. i34; M. P- Paris a publié deux autres leçons
un peu différentes de ce passage dans les Manuscrits français de la
Bibliothèque du Roi, t. i, p. 128 et iriG.
(2) Dans Warton, History of the english poetry, t. i, p. 63, éd. de M. Prico.
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(delwedd C1139) (tudalen a37)
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— XYXTIl
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de Héraclée, qui sans doute cependant ne les connaissait pas toutes, comptait
encore seize nations dans l'Aquitaine et vingt-cinq dans la Lyonnaise (1).
Des intérêts communs avaient formé une sorte de lien fédéral que l'amour de
l'indépendance relâchait dans les jours de calme; mais, la preuve en est à
toutes les pages des Commentaires de César, il se resserrait dès que la
nécessité d'unir et d'organiser ses forces venait à se faire sentir. Si tous
les idiomes celtiques avaient gardé des rapports assez sensibles pour rester
intelligibles à tous les Celtes, leur ignorance de l'écriture ou le dédain
qu'ils en faisaient, et l'absence de tout centre politique et commercial ne
permettent pas de douter que le langage de chaque canton n'eût insensiblement
subi des modifications considérables. Une preuve positive s'en trouverait au
besoin dans la grande différence des patois que les savants s'accordent à
considérer comme dérivés du celtique, et dans cette quantité de mots
particuliers à chaque province, dont les radicaux manquent dans toutes les
autres langues où l'histoire autorise à les chercher. Peut-être les grands
centres de population, situés dans la partie des Gaules appelée depuis
Normandie, conservaient-ils avec une certaine pureté leur idiome particulier;
mais, selon la fréquence et l'extension de leurs relations avec eux, les
habitants intermédiaires mêlaient tous ces dialectes dans des proportions
différentes, et il en résultait une multiplicité de patois, peu fixes, peu
étendus et par conséquent fort disposés à
(i) EOvy;; ïlepi-nlovg dans le Geo(jraphi minores, 1. 1, p. 48 et W..
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(delwedd C1140) (tudalen a38)
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— XXXVIll
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recevoir les additions, et à se prôter aux changements que les circonstances
pouvaient rendre nécessaires.
Les Romains pénétrèrent dans TArmorique, dès les premiers temps du-çéjour de
César dans les Gaules (4); ils y construisirent des bains, des temples, des
théâtres; plusieurs hauteurs où ils campèrent conservent encore le nom de
Mont-Cadre (2), et les nombreuses routes que l'on reconnaît sans peine aux
épaisses chaussées en pierre sur lesquelles elles sont assises (3),
témoignent du séjour prolongé qu'ils y firent. Leurs relations avec les
habitants y devinrent donc pacifiques; elles s'étendirent de plus en plus, se
multiplièrent et se prolongèrent au moins pendant cinq siècles. Les Grecs
semblent avoir eu aussi à une époque quelconque des rapports de commerce avec
la Basse-Normandie; au moins tout le Cotentin donnait naguère encore au
demi-boisseau le nom de Cabot, et ce mot, inconnu aux patois voisins, qui
était d'un usage, assez général pour que les paysans aient appelé les petites
meules de foin dont la forme est cylindrique, des Cabots, vient probablement
du grec Kacc;, Mesure. Dans les dernières années du IIP siècle, les Saxons
commencèrent à ravager les côtes
(1) Il est déjà question de ses rapports avec les Lexovii dans le Debello
gallico, I. m, ch. 9; 1. vu, ch. 75, et avec les Unelli, Ibidem, 1. m, ch. i,
et 1. vu, ch. 75.
(2) Voyez la Notice sur les camps romains dont on remarque encore les traces
dans le département de la Manche, que notre savant niallicet ami, M. de
Gervilie, a publiée dans le fome septième des Mémoires de la Société des
antiquaires de Vo? mandie: le nom primitif de Coutances était, comme on sait,
Castra Constantin.
(3) Elles sont appelées dans les campagnes Route pierrée, Chemin haussé ou
levé.
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(delwedd C1141) (tudalen a39)
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— IXXIX —
de rArmorique (1) et ne tardèrent pas à' s'y étaljlir (2). L'influence d'une
vie plus facile et plus calme adoucit bientôt leurs mœurs; ils s'adonnèrent à
la peclie, à l'agriculture, au commerce (3) et formèrent des liaisons de bon
voisinage avec les anciens habitants du pays qu'ils avaient si longtemps
effrayé de leurs déprédations (4). Leur siège principal était dans cette
partie du Bessin . qui fut depuis nommée oilingua Saxonia (5); mais ils s'é-
(1) Ce fut en 28G, selon Eutrope, Epitome hisforiae romanae, I. ix, ch. 13,
et Paul Orose I. vu, dans dom Bouquet, t. i, p. 597. L'origine germanique des
Saxons ne peut aujourd'hui faire l'objet d'un doute, mais il ne serait pas
impossible qu'on eût quelquefois désigné sous le même nom d'aufres hommes du
midi; AU moins Witichinda-t-il dit en parlant de leur origine: Siipcr hac re
varia opinio est, aliis arbitrantibus de DanisNortmannisque originem duxisse
Saxones, aliis autera aestimantibus, ut ipse adolescentulus audivi quemdam
praedicantem, de Graecis; Annalium 1. i, dans Meibom, Rerum Germanicarum t.
i, p. 629. Si cette conjecture pouvait être exacte, les singuliers rapports
du patois normand avec le grec s'expliqueraient naturellement; mais ici,
comme en beaucoup d'autres cas, on a prisa la lettre une désignation purement
métaphorique. Graecum est, non legitur; disaient les clercs pendant le moyen-âge,
et le peuple appela du ^rec toutes les langues inintelligibles. Ce passage de
Wace en est une preuve évidente:
Cerno, cernis, ce est véoir, Et Delx a non an ebreu El; De ces deus moz est
fez Cernel.
Li uns est grius, l'altre latins. Roman de Brut, v. 14238.
(2) Yenantius Fortunatus louait déjà l'évêqnc de Nantes, Félix, d'avoir
so»imis les Saxons au joug du Christ; Opéra, 1. m, poème 8.
(3) Oîxoufft Je avzaç duQpomci accynvzvcvxeixs. xat yriv
yecopyouvTcç /at èTi'èp.Tîopfav vavctlloy.e-joi içxw^^ trjv vrîcov; Procope,
De bello gotthico, 1. iv, ch. 20, Opéra, t. ii, p. 5GX éd. de Bonn.
(4) Sidonius Apollinaris écrivait à Nuniatius: Littoribus Oceani curvis
inerrare contra Saxonum paudos myoparones quorum quot rémiges videris,
totidem te cernere putes archipiratas; 1. vi.i, let. C, dans Sirmond, Opéra,
t. I, col. 1063; vojez aussi Poème vu, v. 309.
(5) Concedimus quasdam res sitas in comitatu Bajocensi, in pagcllo qui
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(delwedd C1142) (tudalen a40)
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— XL —
taient certainement étendus sur tout le littoral de la Normandie. Un des neuf
préfets qui gouvernaient sous les ordres d'un comte ou même d'un duc (1) le
Littus saxonicum, résidait à Rouen; le séjour d'un autre était à Coutances et
plusieurs savants ont vu dans Graniwna que le Notitia dignitatum per Gallias
donne pour cheflieu au tribun de la première cohorte (2), l'ancien nom de
Granville. Tout porte même à croire que de nombreux établissements se
trouvaient à l'extrémité du Cotentin; quelqueslocalités y ont conservé des
désinences en tôt (3), qui,mal<]ré la grande liaison desdeux idiomes,
paraissent plutôt appartenir au saxon qu'au norse (4). Clilourp^ dans le
canton de Saint-Picrre-Eglise, est vraisembla
dicitiir otimgua Saxonla, id est villani noinine Heidram; Capitulaire de Charles-le-Chauve,
dans Baliize, f. ii, col. 1440, et la même expression s'y trouve, col. 69. Ce
nom qui n'a pas encore été expliqué d'une manière satisfaisante, vient sans
doute du vieil-allemand Ot, Terre, Possession et de IJng, Bruyère,
Broussaille, et signifie Saxe couverte de bruyères. Saxe inculte: ce qui
s'accorde fort bien avec ce que l'on sait de l'état du pays. Une autre
étymologie ne serait pas cependant impossible; Ol-lingua peut signifier
Patrimoniale, Libre, et l'on sait par un passage fort curieux de Procope,
qu'à la différence des Saxons allemands, ceux de Bayeux ne payaient
aucunlribut: Ta f/.îv àÀÀa (I>payywv Y.avn'/.ooi cvtsç, œcpcv
\itvxci à'Kcf.yh'r/'nv cù(Σ7rw7:cT£ Tïocpaa'/^o^tvoi ', De bello gotthko I.
IV, cil. 20; Opéra, t. ii, p. 567, éd. de Bonn. Les Saxones Bajocassini sont
mentionnés souvent dans nos vieux historiens; Grégoire de Tours, //w^oria
ccclesiastica Francorum, I. v, ch. 27; I. x, cli. 9 et Hisloriae Francorum
cpitomata, col. j7!), éd. de P.ninart; Frédégairc, r//ro«?cow, dans dom
Bouquet, Recueil des historiens de France, t. ii, p. 40!); voyez aussi von
Wersebe, Valker undVœlkerbilndmsse. n' 147.
(1) Doiii Bouquet, Recueil des historiens de France, t. r, p. 577.
(■2) Dans dom
Bouquet, Recueil des historiens de Fronce, t. i, p. J27.
(3) Hcctot, Quellctot, Le Vrétot. Brétcntot, Garantot, etc.
(4) L'islandais 7'o/i^ signifie plutôt un Espace vide et par suite une Cour
qu'une Habilalion; voyez cependant M. Kslrup, Bemacrhninger paatn rcise
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(delwedd C1143) (tudalen a41)
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— XLI —
blement un petit village saxon {■\); l'inscription mérovingienne du Ham, dans l'arrondissement
de Valognes, semble indiquer une origine antérieure à Rollon (2), et
l'ancienne fortification, appelée Le Hagmdike^ dont les restes existent
encore à l'extrémité nord-ouest de la presqu'île du Cotentin (3), doit
remonter au-delà du X^ siècle, puisque les incursions des hommes du Nord
devinrent alors de véritables invasions, et qu'au lieu de se sauver avec leur
butin dans les lieux les moins fréquentés et les plus faciles à défendre,
comme les bandes de pillards saxons, les Normands pénétraient
i Normandiet, p. 153, et M. Pefersen, Omstedsnavne i Norviandiet, dans le
NormandUk tidskrift for Otdkijndighed, t. ir, p. 227.
(1) Klin T/iorp, Petit village; on donne encore le nom de Tourp, Tourpeius, à
quelques groupes de maisons qui sont toujours sur le bord de la mer; nous
citerons ceux d'Anneville en Saire et d'Omonville-Hague.
(2) Ce nom se trouve d'ailleurs dans Ouisireham, Eslreham, et Ham dons la
Mayenne, dont l'origine saxonne ne peut être mise en doute; probablement
Hémesvez^ dans l'arrondissement de Valognes, signifiait aussi le Hameau
auprès de l'eau. Quoiqu'ilensoit, il faut au moins reconnaître à ce //aw une
origine septentrionale, puisque dans une charte de 1028, il n'était pas
encore soumis aux formes de la déclinaison latine: In villa quae vocatur
Hams... In Ham villa; Car Maire de Saint- Père de Chartres, 1. 1, p. 108 et
109.
(3) Il avait une lieue et demie de long, et séparait le promontoire de la
Hague du continent: voyez les Recherches sur le Haguedike et les premiers
é/abllssemcnts des Normands stir nos côtes, que M. de Gervillea fait imprimer
dans les Mémoires de la Société des aniiqitaires de Normandie, Caen 1833. Au
reste, ces fortifications étaient dans les habitudes de tous les peuples du
Nord: Normanni devastata ex maxima parte Hlotharici regni regione, pvope
fluvium Clyla (I. Thylia? la Dyle], loco qui dicilur Lovonium (Louvain),
sepibus, more eorum, munitione capta, securi consederunt; Annales Fzddenses,
année 801; dans du Chesne, Scriptores Kormannoriim antiqui, p. 18. Nous
regardons aussi comme d'origine saxonne un petit camp dont les restes se
voient encore près de la pointe de Jobourg, et les deux redoutes circulaires
qui défendaient le petit port d'Omonville et ont con.scrvé leur ancien nom de
Heucs.
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(delwedd C1144) (tudalen a42)
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— XLII —
hardiment au cœur du royaume, à travers les contrées les plus peuplées et les
plus riches. Tous les Saxons ne se fixèrent pas sur le bord de la mer; les
derniers arrivés et ceux qu'une imajjination inquiète ou une position
difficile poussaient à des destinées nouvelles, s'avancèrent dans l'intérieur
du pays. Toutes leurs traces eussent-elles disparu "du sol, cette
dispersion résulterait naturellement de l'état presque désert de la province,
et d'ailleurs on peut conclure du nom de Saxia, donné par plusieurs documents
du IX^ siècle à la ville de Seez (1), que si les Saxons no l'ont pas fondée,
ils s'y établirent en grand nombre. Vers 441, Aetius abandonna une partie des
Armoriques au roi des Alains, et cette cession ne resta point nominale; nous
savons par la Chronique de Prosper qu'Eocaric en chassa les habitants (2) et
forma un état, appelé Alamanuia, qui comprenait sans doute Alençon (3) et ces
deux communes des environs de Caen, connues encore aujourd'hui sous le nom (ï
A tlemagne. Quelques Francs vinrent aussi prendre des terres en Normandie,
puisque, en parlant d'un événement arrivé au temps de Frédégonde, Grégoire de
Tours mentionne Cives Rothomagenses et praesertim se
(1) Voyez le Gnllia christiana, t xi, p. 675 et C7c^, Le cartulaire de
SaintPère de Chartres, t i, p. 115 et Odolant Desnos, Mémoires historiques
sur la ville d' Alençon et sur ses setgneurs, 1. 1, Dissertalioa
piéliiuinaire,
p. XXXI.
(•2) Alani quibus terrae Galliaeiilterioriscum incolis dividendae a patritio
Aetio traditaefiieraiil,rcsistentcs aimis siibigiintet.expulsisdominis
tcrrac, possessiones vi adipisciintur; dans dom Bouquet, t. m, p. iJ39.
(3) On a prétendu, mais sans en donner aucune espèce de preuve, que cette
ville devait son nom aux anciens Aulerci, dont la position géographi(jue n'a
pu encore Ctre détcrraince avec certitude.
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(delwedd C1145) (tudalen a43)
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— XLIII —
niores loci illiusFranci (4). Mais la province n'en était pas moins presque
déserte au moment de sa cession aux Normands: Terra marilima, dit Guillaume
de Jumiéges, quae nunc vocatur normannica, ob diuturnos paganorum excursus
silvis undique adultis, a cultro et vomere torpebat inculta (2). Les rares
habitants qui s'y trouvaient encore, semblent avoir vécu dans un isolement et
une indépendance du reste de la France qui leur avait permis de conserver
leurs usages et leur langue: car un des premiers actes du gouvernement de
RoUon fut d'établir partout des coutumes dont il emprunta certainement la
forme et les principales dispositions à sa première patrie: Jura et loges
sempiternas, volui\tateprincipum sancitas et décrétas, plebi indixit atque
pacifica con versa tione morari coegit simul (3). Les anciens pirates qui
s'étaient fixés en Normandie n'avaient donc pas entièrement oublié leur
dialecte septentrionnal, et des faits positifs confirment cette conjecture.
Quand les Français voulurent députer le vieux Hasting à Rollon, pour en
obtenir quelque trêve:
RespontHastenc: N'irai pas
sol
s.
(1) L. VIII, ch. 51.
(2) Historiac Normannorum 1. ii, ch. 17; dans du Chesne, Htsloriac
Normannorum scriptores antiqui, p, 230. Nous ne parlerons pas du témoignage
de Benois, Chronique rimée, 1. u, v. 6G13-C62Ô, qui ne répé'ait
habituellement que les récits de Dndon ou de Guillaume de Jumiéges, mais nous
ajouterons une autre autorité tout à fait indépendante: Occidentalis Galliarum
plaga, largioi i sinii maris britannici recepta, in desertum est atque SO'
litudinem redacta; Chronicon Fontanellense, appendice, dans d'Achery,
Spicitegium, t. n, p. 28'i, éd. in-folio.
(3) Guillaume de Jumiéges, Historiae Normannorum 1. u, ch. l'J; dans du
Chesne, Ibidem, p. 232.
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(delwedd C1146) (tudalen a44)
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— XLIV —
Dune li baillent chevalers dous, De la tlaneschc'^langc apris (1).
Quoiqu'ils n'eussent pas sans doute amené beaucoup de femmes avec eux, Rollon
et ses compagnons ne renoncèrent pas sur le champ à Tidiôme qu'ils avaient
parlé si longtemps (2). Il était encore en vigueur sous
(1) Benois, Chronique rimée, 1. ii, v. S271.
(2) Un fies plus savants philologues «le l'Allemagne s'est cependant risqué
justiii'à dire dans une biocliure intitulée, L'eber die romanischcn
Schriftsprachen, p. 44: Die Norma^nner tauscliten sclinell ilire Sprache fiir
die romanische aus, iind zwar miteiner gewissen Liebhaberei an dieseni
Tausche, so dass letztcre Sprache nur unbedeutende Veranderung durch sie lilt
Mais M. Diefenbacli a tiré d'un fait au moins fort douteux une conséquence
certainement inexacte. Ce glossaire prouvera que les Normands ne mirent point
d'empressement à oublier leur langue, puisque les radicaux d'une foule de
mots <iui n'existent point dans d'autres patois, se rattachent évidemment
aux iiJiômes germaniques. L'influence réelle du norse sur le français est
beaucoup plus difficile à reconnaître -. les mômes racines appartiennent
pr'^sque indistinctement à tous les dialectes septentrionaux, et les patois
de toutes les provinces ont plus ou moins contribué à la formation de la
langue politique et littéraire. Différentes considérations semblent cependant
bien contraires à l'opinion de M. Diefenbach: d'abord, le français ne parait
s'être formé définitivement que dans le IX" siècle, lorsque la langue
des autres races germaniques avait perdu ses caractères les plus trancliés,
et que celle des Normands conservait encore la pureté de sa prononciation et
de son vocabulaire. Puis la plus grande partie des premiers écrivains
français, dont les ouvrages ont acquis quelque célébrité, vivaient en
Normandie ou en Angleterre, et durent souvent faire des emprunts au langage
usuel qui, comme on en peut encore juger par son état actuel, avait beaucoup
de racines islandaises. Et cependant chaque année en fait disparaître dont on
retrouvera quelques traces dans l'ouvrage très curieux que M. .\uguste Le
Prévost va publier sous le titre beaucoup trop modeste de Notes pour servir à
la topographie et à Vhintoire des communes du département de l'Eure. Ainsi on
y lit dans une charte de lOGO: Tamen in eis dedieis piscalionem quae
vulgodicitur Croignim, et dans une du Xlb' siècle: Super rupem quae dicitur
Witcclivc: Klaiif qui probablement changeait de voyelle dans quelque
dialecte, puisque le danois en a fait Klippe, signifie en islandais Rocher et
Hvil Blanc.
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(delwedd C1147) (tudalen a45)
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— XLY —
Guillaume-Longue-Épée; dans sa conférence avec lui, le saxon Hermann
A la danesche parléure
Le comenca a aiesnier.
De ce se prist a merveiller
Li dus, e si li a enquis
Ou il aveil ensi apris
A parler lange poi séue
En (l.E) poi des Saisnes entendue (1).
Mais insensiblement la population des frontières prit l'habitude de parler la
langue de ses voisins. Adémar disait j au commencement du X^ siècle - Tune
Roso (1. RoUone) defuncto, comité Rodomense, filius ejus Willelmus loco ejus
praefuit. Hic fuit a pueritia baptisatus, omnisque eorum Norlmannorum qui
juxta Franciam inhabitaverunt multitude fidem Christi suscepit et gentilem
linguam omittens,latino sermone assuefacta est (2). De nombreuses relations
avec des étrangers apprirent aussi un nouvel idiome aux habitants deRouen.
Avec plus de pénétration politique qu'on n'en suppose aux princes du X*
siècle, Guillaume-Longue-Épée comprit que la différence des mœurs et des
intérêts amènerait des guerres fréquentes entre la Normandie et la France; il
voulut donc que son fds sût la langue de ses ancêtres pour traiter au besoin
plus facilement avec les rois du Nord, et l'envoya à Rayeux. Quoniam, lui
fait
(1) Benois, Ibidem, v. 10550;
Dudon raconte le même fait dans du Chesne, Historiae A ormamionim scriptores
antlqiu, p. lOC. Hermann avait été prisonnier des Normands.
(2) DansLabbe, Nova bibliotheca manuxcriptornm, t ii, p. 166.
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(delwedd C1148) (tudalen a46)
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— XLVl —
dire un écrivain de la fin du X*" siècle^ ), quoniam quidcm
Rolliomagensis civilas romana potius quarn dacisca utitureloqucntia,et
Bajoccnsisfniilur frequontius dacisca lingua quam romana, volo igitur ut ad
Bajocenlia défera tur quanlocius moenia (2). Mais ces rapides innovations
dans la langue du pays n'étaient pas générales; les Normands ne voulaient pas
même oublier leurs crovances relifiieuses. On lit dans un écrivain
contemporain: Hugo, duxFrancorum,crcbras agit cum Nordmannis, qui pagani
advenerant vol ad paganismum revertebanlur, congrcssiones... Ludowicus,
Rodomum répétons, Turmodum, Nordmannum qui, adidolalriam gentilemque ritum
rcversus, ad haec etiam fdium Willelmi aliosque cogebat regique insidiabatur
simul cum Setrico, rcge pagano, congressus cum eis interimit (5).
(J) Dudon, chanoine de Saint-Quentin; au moins son histoire s'arrête à la
mort de Richard I. eu 990.
(2) De moribus et actis primorum Normanniae dttcum, 1. m, dans du Chesne,
Historiae Normannorum scriptores anliqui, p. 1 12. Benois est bien plus
positif, 1- II, V. 115:2(1:
Si a Roem le faz garder
E uorir gaireslongement,
Il ne savra parlier neient
Daneis, kar nul ne li parole:
Si voil qu'il seit a tele escolc
Ou l'en le sache endoctriner
Que as Daneis sache parler:
Ci ne sevent riens fors roraanz;
Mais a Baiues on a lanz
Qui ne sevent si daneis non. Évidemment, dans ce passage comme dans une foule
d'autres, Benois a traduit Dudon, et les différences tiennent à l'infidélité
ordinaire des traductions du raoyen-age, ou peut-être au désir de se
rapprocher un peu plus de l'état présent des choses.
(3) Flodoard, Chronicon; dans du Chesne, Historiae Fiancorum scriptoresy t.
II, p. 007.
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(delwedd C1149) (tudalen a47)
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— XLVII —
Toutes les différences d'origine avaient été si fidèlement conservées que
Riclier appelait Richard Piratamm dux (^), et Bernard ne manqua pas de les
exploiter pour déterminer les Normands à se soulever contre Louis d'Outremer:,
Seignors, fait-il, de Normendie, Sûmes pramis a congéer E a la terre
délivrer; Ne vout li reis qu i ait Daneis: Tout a doné a ses Franceis (2).
D'ailleurs, les rapports avec le Danemark étaient
trop multipliés pour ne pas empêcher l'idiome normand
de tomber dans un oubli complet. Richard I" appela
par deux fois une armée danoise à son secours, et ses
anciens compatriotes accoururent deux fois à sa voix:
En une prée verz, erbue Fu la danesche genz venue, Dunt mult i out milliers e
cenz,
dit un chroniqueur officiel (3), et il ajoute que, séduits sans doute par la
douceur du climat et la ressemblance des mœurs et de la langue, beaucoup de
ces auxiliaires restèrent en Normandie:
Al saint baptesme receveir Ne fu 11 nombres pas peliz; Mais ne Tretrait pas
li escriz Ne vos sai dire combien ne quant; Mais c'en furent li plus vaillant
(4).
(1) Histonarum libri quatuor, p. 64.
(2) Benois, Chronique rimée, 1. ii, v. 15619.
(3) Benois, Ibidem,\. 23471.
(4) Benois, Ibidem, v. 24675.
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(delwedd C1150) (tudalen a48)
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— xLviir
— Richard 11 fut obli{;é de recourir aussi aux Danois, et ne les trouva pas
moins empressés (1); il semble môme avoir su leur langue, puisque Socn (Sven)
vint à Rouen pour traiter de la paix directement avec lui (2), et nous
croirions volontiers que beaucoup desessujets parlaient encore le danois. Au
moins Renois dit, en racontant le second mariage de son père:
Out el pais une meschine, Gentil femme, geule piicelc, Sos ciel ne Irovasl
l'om plus bêle Ne plus sage ne plus cortcise, De père e de mère Daneise (3),
et le souvenir de cette origine aurait probablement péri, si leur langage
n'en eût conservé un témoignage vivant.
Sous l'influence d'une législation commune et d'un gouvernement qui attirait
de plus en plus toutes les affaires de la province à Rouen, ces diverses
langues se corrompirent l'une l'autre, se mêlèrent, et il sortit de % cette
fusion un nouvel idiome (4), où les formes et
l'esprit du latin durent bientôt prévaloir. Malgré la ressemblance qu'un savant
danois a cru trouver entre le singulier bonnet du pays de Caux et la coiffe
encore usi
(1) De Norwege li rei Colan
Et de Suave li rei Coman. Wace, Roman de Rou, t. i, p. 34G.
Benois les appelle Olaive et Laaman.
(2) Benois, Chroniqxie rimée, v. 27G76.
(3) Benois, Ibidem, v. 21809.
(4) Unum ex diversis gentibus populnm effccit (Rollo); Chronicon
Fonianellense, append. dans d'Acliery, Spicilegntm, t. ii, p. 285, éd.
in-fol.
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(delwedd C1151) (tudalen a49)
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— XLIX —
téeen Irlande (1), bien peu de femmes avaient suivi les compagnons de Rollon
dans leur aventureuse expédition en France. Leurs épouses ne parlaient pour
la plupart que le roman, et l'on a reconnu depuis longtemps que la mère, qui
vit renfermée dans sa maison et s'occupe incessamment de ses enfants, exerce
sur leur langage une action prépondérante. Quoique les Normands ne semblent
pas avoir été de bien ardents prosélytes, leur christianisme plus ou moins
sincère les avait au moins familiarisés avec le latin et le roman grossier,
que les prêtres et les moines préféraient à la langue payenne. La part que
Rollon prit à toutes les guerres de Charles-le-Simple et de Rodolphe, les
voyages de Guillaume-Longue-Épée en France, le séjour de Louis-d'Outremer à
Rouen et l'éducation que Richard II reçut à sa cour, firent du français la
langue des dignitaires ecclésiastiques et des seigneurs; mais il y avait à
côté, surtout dans le Cotentin, dans le Ressin et dans l'Hiémois, un patois
populaire qui conservait certainement beaucoup de formes septentrionales. Non
seulement on distinguait encore, du temps d'Orderic Vital, le clergé danois
du clergé indigène, mais une charte de la fin du XI*" siècle mentionne
l'origine normande d'un habitant du Cotentin (2), et,
(1) M. Estnip, dans son Bemœrkninger paa en Reise i Normandiet, Copenhague,
18i>l.
(2) Quidam Normaiinigena de Constantini pago, dans le Carlulaire de
Saint-Père de Chartres, selon M. Depping, Histoire des expéditions maritimes
des Normands, p. 355, note 5, éd. de 1844. Nous n'avons pu y trouver ce
passage, mais nous en citerons un autre qui est dans une cliarfe de 1070:
Quidam, ÏNorraannus génère, Herbertus nomine, de Meli Curte (Mélicourt),
interritorioMolinorum Castri (dans le canton deBroglie); t. i, p. 107.
4
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(delwedd C1152) (tudalen a50)
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nous
l'avons déjà dit, de pareilles distiiiclions ne se seraient pas maintenues si
elles n'avaient eu des bases solides dans la différence du langage.
C'est ce patois, altéré par un usage de neuf siècles, et considérablement
réduit par une foule de mots plus modernes et plus faciles à comprendre, qui
se trouve encore aujourd'hui dans la bouche du peuple. Sans doute quelques
expressions ne sont pas aussi fréquemment employées dans certains cantons,
plus ouverts à l'influence du français, ou même en ont disparu complètement;
mais la masse est restée au moins intelligible à la plupart des vieillards
qui n'ont point quitté leur village, et l'histoire donne l'explication de
toutes ces différences. Elle nous apprend qu'enclavé comme il est au milieu
des terres, loin des» grandes voies de communication, l'arrondissement de
Vire a dîi garder plus de racines islandaises et saxonnes; qu'en relation
continue avec les Bas-Bretons, le département de l'Orne et l'arrondissement
de Mor tain ont naturellement adopté des mots celtiques étrangers au reste de
la province, et que les rapports beaucoup plus multipliés des habitants de la
Haute-Normandie avec les autres provinces rapprochèrent nécessairement leur
langage des formes romanes du français, tandis que, dans un isolement presque
complet des populations purement latines, les Bas -Normands conservèrent les
caractères tranchés de leur ancien patois. Il serait d'ailleurs impossible de
supposer une origine récente à cette langue populaire, puisque une grande partie
se retrouve dans le vieux-
-^^
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(delwedd C1153) (tudalen a51)
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— LI —
français des livres (1). Malgré les corruptions qui en masquent la forme
primitive, on parvient même encore à rattacher clairement un certain nombre
de mots aux langues des différentes nations qui ont habité la Normandie.
A défaut de ces liens, les altérations que la mauvaise prononciation du
peuple fait subir au français, sont assez constantes et assez uniformes pour
prouver que la formation du patois ne tient ni à des hasards, ni à des
influences toutes locales; c'est un résultat, nous dirions volontiers une
conséquence, de l'histoire générale do la province. Partout, malgré le
prolongement de la voix sur les finales, la prononciation y est devenue à la
fois
(I) Aussi avons-nous souvent prouvé par des citations que nous aurions pu
icnilre beaucoup plus nombreuses, qu'il ne s'est pas détaché du français,
seulement depuis quelques années: il lui est certainement antérieur par son
vocabulaire et par sa prononciation. Ainsi, par exemple, une de ses
bizarreries les plus antigrammaticales est l'union du pronom singulier de la
première personne avec un verbe au pluriel, et on lit <lans une lettre de
François I à M. de Montmorency: J'avons espérance qu'y fera beau-temps, veu
ce que disent les estoiles que j'avons eu le îoysir de voir; Lettres de la
reine de Navarre, 1. 1, p. 4G". La contraction, si générale dans les
phrases interrogatives, de la seconde personne du pluriel des verbes avec le
pronom, était aussi fort usitée dans le XVIe siècle. La reine de Navarre qui
se piquait cependant d'érudition et de bel-esprit, disait encore:
Av'ous souffert que je fusse buée.
Montrée au doigt, ou battue, ou tuée.^
Miroir de Vante pécheresse, p. 42.
On trouve aussi en vieux-français Manjusse et Chi/Jlf-r: Girbers semont
l'emperéor Pépin Et la réïne au gentcorr. seiguori Et tos les autres que
manjusscnt o li. Mort de Garin, v. 485. Cliasciins de li chifle et paroleDans
Méon, Aouvcaux fabliaux, t. ii, p. .24.
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(delwedd C1154) (tudalen a52)
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— LU —
plus rude, plus sèche et plus gi-j'-lc. Los (lijjliljionfrucs s'y
simplifient; les nasalisations s'affaiblissent, souvent môme disparaissent
entièrement; Ta se ferme assez pour se rapprocher de Te (1); Tu remplace l'o
et I'eu; l'É s'alongc; I'ai prend le son de l'È, et Toi celui de I'ei; l'i,
que la plupart des dialectes ajoutent fréquemment aux autres voyelles, pour
en adoucir la prononciation, n'y mouille que les syllabes commençant par un
l, précédé d'une autre consonne (2), et les terminaisons en ER qui sont
précédées d'un g (3) ou que le changement habituel du s en cii et du en en k
(4) rendrait trop dures. Ces spécialités, que les philologues ont déjà
reconnues dans le dialecte normand du XIP siècle (5), sont d'autant plus
remarquables que l'islandais se distingue aussi des autres idiomes
germaniques par les mêmes caractères; l'i y est comparativement fort rare et
le k s'y substitue presque toujours au eu. Un fait plus curieux encore, qui
jette une vive lumière sur l'origine du patois normand, et montre comme au
doigt l'influence qui a le plus activement concouru à sa formation, c'est que
les patois de la Flandre, de l'Artois et de la Picar
(1) L'inverse a lieu aussi dans un très-petit nombre de cas: Accaier,
Acheter; Rapasser, Repasser: TrossaïUer, Tressauter; etc.
(2) Nous citerons, comme exemple, lUieu, Bliond, Éclié (Éclair), EncUume,
Flieu (Kleur de farine), GLand, etc. On ajoute aussi un i aux deux
monosyllabes Icns (Intns, Dedans) et loU.
(n) Bergier, Dangier, Motigier (Manger), etc.
(i) Kachicr (Cliasser), Drécliicr (Dresser), Kiércde (Cbarrette), Bôhier
(Boucher), etc. Gc^uéralcmcnt le Ch ne devient dur qu'au commencement des
mots.
(îi) Fallol, Recherches sur les /ormes grammaticales de la langue française
au A7//e siècle, p. 25 30; M. Ampère, Histoire de la formation de la langue
française, p. 34.1-356.
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(delwedd C1155) (tudalen a53)
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— LUI —
die, et même de la Franche-Comte, de toutes les provinces où les hommes du
Nord se sont établis en grand nombre, ont avec lui des ressemblances
frappantes: presque tous les mots qui leur sont communs se prononcent de la
môme manière (1). L'influence septentrionale est d'ailleurs écrite partout
sur le sol, et c'est la meilleure preuve de la dépopulation de la province,
lors de sa cession à Rollon, ou d'un opiniâtre attachechement des Normands
pour leur langue (2). MM. Auguste Le Prévost et Petersen ont indiqué un
très-grand nombre de noms géographiques, dont l'origine germanique est fort
vraisemblable (3); nous nous bornerons à en citer quelques-uns qui, pour la
plupart, n'entraient pas dans le cadre de leurs recherches. L& Havre
signifie en islandais le port (4); c'est le nom que l'on donne encore
maintenant en danois à Copenhague(5);
(1) 11 semble seulement probable que les anciennes aspirations normandes ont
été fort adoucies par l'usage; ainsi, par exemple, on trouve écrit dans les
Lois de Guillcmme-le-Conquérant, cb. xvi: Qui pur banr nel'fist ne pur altre
cbose. L'accent parait aussi un n'sultat de l'influence germanique; car on
lit dans une lettre de Notker Balbulus, publiée par M. Grimm: Oportet aùtem
scire, quia verba theufonica sine accentu scribenda non sunt pracîer
articules; ipsi soli sine accentu pronuntiantur acuto aut circumflexo; dans
le Gaitinrjisdic gcîchrle Anzcigen, 1835, n° xcii, p. 9i1.
(2) Un autre fait le prouve d'une manière bien positive: malgré les rapports
de leur langue avec l'anglo-saxon, les Scandinaves qui s'établirent dans le
Nortbumberland donnèrent à différentes localités des noms tirés de leur
propre langue: Mœrg lieili landsins eru thar gefin a norra?na tungu;
Hakonarsaga goda, cb. 3-
(3) Nous citerons, entre autres, les noms terminés en beuf, hosc, by, dale,
fleur, gard, houlde, land et tôt.
(4) La forme ancienne s'était beaucoup moins écartée de l'islandais /To?/»;
Braz fu de mer, bafne i aveit. Lai de Gugemer, v. 15:2. (5),Kjobenbavn, Port
arrondi: la forme latine est, comme on sait, Haunia, Havma et Uafnia.
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(delwedd C1156) (tudalen a54)
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— LIV —
Dieppe ost aussi une corruption de l'islandais Diup^ Profond, qui se retrouve
dans le nom de la Douve et dans les Dièpes de la Seine; Edrand est la Côte;
OuisIreham et Estrcham, le Village de l'ouest et de l'est. L'Auge et la Hague
viennent sans doute de Hagi, Pâturage (1). On lit dans la Chronique de
l'abbaye du Bec: In Normannia est quidam locus, qui dicitur Beccus et ila
vocitatur a rivulo decurrente; c'est, en effet, la signification de
l'islandais Beck. Tous les noms où ce mot se trouve ont également un sens
philologique: Bolbec signifie Ruisseau de la ferme (2); Bricquebec, Ruisseau
escarpé (3); Caudebec, Ruisseau froid (4); Foidlebec, Ruisseau puant;
Houlbec, Ruisseau encaissé (5); Orbec, Ruisseau fangeux; /io6(jc, autrefois
Rodebec, Ruisseau rouge, et Rolbec, Ruisseau sinueux. On appelle encore
maintenant les fosses des Hautes y les bas-fonds des Hoetlandes, les langues
de terre qui conservent plus longtemps leur Verdure pendant les sécheresses
de l'été des Groin, les hauteurs sur le bord de la mer des Hogxies, les
petites îles dos Houlmes, les promontoires des Nez et les courants d'eau
rapides des Raz. Les dénominations géographiques prouvent môme, d'une manière
certaine, que les Normands conservèrent leur ancienne
(1) Aucia, Avga et Aagum, avaient probablement la même origine. On lit dans
la charte de confirmation de. l'abbaye de Saint-Etienne do Caen par Henri II:
Cum sylva et algia et cnm terris.
(2) C'est aussi le nom d'une paroisse du Danemark.
(3) Ou comme nous l'avons dit dans le Glossaire, Ruisseau qui a un pont.
(4) On l'a quebiucfois appelé Beccum Calctens'ium, Ruisseau de Caux; mais on
trouve dans de vieux documents Jluvius qui dIcHur Catdebech et h'ald signifie
Froid on Islandais.
(5) Ce nom se retrouve aussi en Danemark.
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(delwedd C1157) (tudalen a55)
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— LV —
langue lon}ïlomps après leur conversion au christianisme; car ils ne durent
pas s'empresser de bâtir des temples chrétiens dans les localités sans
importance, et Ton retrouve dans de simples communes, comme Carguebu (1),
Querqueville, Criquetot, Criqueville (2), le nom parfaitement reconnaissable
de Kyrkjayqui signifie en islandais Église. Si les faits dont le souvenir est
resté dans l'histoire n'autorisent point une critique circonspecte à
attribuer aux Normands cette influence prépondérante sur la langue et la
littérature françaises que Heeren a supposée (3), on peut du moins croire
avec Hickes qu'ils apportèrent en Angleterre un grand nombre de mots
d'origine danoise. « Quin etiam etsi voces, quas Normanni a Neustria sua ad
majores nostros jam tum semisaxonice locutos detulerunt, ad tria gênera
reduxerimus, scilicet ad gallo-francicas, gallolatinas et danicas, notandum
tamen est haud pauca in angio-normannicis occurrcre,dequibus statuere non
possum,an danicae, vel gallo-francicae, an alius forte originis sunt (4). »
On se tromperait singulièrement en
(î) Une paroisse des îles Féroc s'appelle également Kirkeboe, et il y a près
de Copenhague un village de Qucrfiebi.
('}] Cette tiansposition du r, est encore très-fréquente dans le patois
Normand: quoique on écrive Brettcville, le peuple prononce toujours
Berieville.
(3) Unfcr den auswaertigen VolUerschaften, die in den Jahrhunderten des
Mitlelalters Franlueich, entweder bloss durchstreiften, oder sich auch darin
niederliessen, sind die INormannen unstreitig diejenigen, denen nicht alleia
diefranzœsiche Sprache sehr viel zu verdankeu hat, sondern die ancli den
ganzen Gange der franzœsicheu Litteratur in ihrer ersten Période grossi
ntheils, die ilir eigenlhiimliche Richtung gaben; Veber den Eïnfluss der
Normannen auf die Jranzœskhe Sprache und Lilkratur, dans VJJislorische
Werlte, t. », p. 352.
(4) Grammqlica anr/lo-saxonica, p. Ut'i.
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(delwedd
C1158) (tudalen a56)
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— LVI —
jugeant la langue usuelle des Normands au moment de la conquête par les lois
de Guillaume, qui ont certainement été récrites sous ses successeurs, ou même
par la grande quantité de mots français dont l'anglais est bigarré; car la
domination normande répandit le goût de la langue et de la littérature
françaises, et, comme l’a remarqué Skinner, beaucoup d'écrivains, parmi
lesquels on regrette de compter Chaucer, y introduisirent encore, plusieurs
siècles après, un grand nombre de mots nouveaux: «Chaucerus, pessimo cxemplo,
integris vocum plaustris ex eadem Gallia in nostram linguam invectis, eam
nimis antea a Normannorum Victoria adulteralam, omni fere nativa gratia et
nitore spoliavit, pro genuinis coloribus fucum illinens, pro vera facie
larvam induens (1) .»
Les développements naturels d'une langue commune à tout un peuple sont
contrariés par des influences si nombreuses et si variables qu'en voulant
systématiser toutes les lois qui les régissent, on arrive à de prétendus
principes d'une variété trop infinie pour avoir un caractère véritablement
scientifique. Les idiomes qui, comme l'allemand, se sont développés, pour
ainsi dire intérieurement, à l'abri des langues étrangères, échappent jusqu'à
un certain point à ces tiraillements en sens divers et conservent une sorte
d'unité historique; il n'en est pas ainsi du français: composé d'éléments
hétérogènes, disséminés dans cent patois différents (2), il les a réunis
(1) Etymologicon lingnae
anglicanae, préface.
(2) M. Sclinakenburg en a fait counaitre un assez grand nombre, quoique son
Tableau synoptique et comparatif des idiomes populaires de la France,
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(delwedd C1159) (tudalen a57)
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LYU —
un peu au hasard selon les
circonstances et les besoins du moment. Le fond est sans doute le dialecte
que l'on parlait dans l'Ile-de-France, mais la prééminence littéraire du
normand (1), les mariages de nos rois avec des femmes du midi, amoureuses de
l'élégance et du plaisir, mille autres circonstances individuelles, dont
l'histoire n'a pu garder un souvenir complet, amenèrent de si fréquents
changements dans la langue, qu'on ne reconnaît plus d'esprit systématique
dans la formation des mots, ni d'unité dans la prononciation. Lors même que
les emprunts eussent été plus multipliés, et qu'une accentuation différente
ne les eût pas masqués, les caractères particuliers de chaque patois n'en
auraient pas moins disparu dans une fusion qui s'est continuée pendant
plusieurs siècles. Pour remonter aux radicaux primitifs et saisir les lois
qui ont dominé les développements de la langue et lui ont donné de l'ensemble
et de l'harmonie, il faut l'étudier à la source, dans la bouche môme du
peuple.
Malheureusement l'étude historique des patois présente aussi d'insurmontables
difficultés. D'abord il existe à côté, ou pour mieux dire au-dessus, une
langue plus raffinée et plus intolérante qui exerce une vé-
Bflrlin 1840, soit déplorablement incomplet. Les quatre-vingt-cinq
traductions de ia parabole de l'Enfant prodigue recueillies par M. Coquebert
de Monbret, dans ses Mélanges sur les langues, dialectes et patois sont
ellesmêmes bien loin de donner une idée de la multiplicité de nos patois. M.
Spano a pu insérer dans son Ortografia sarda nationale, Cagliari 1840;
jusqu'à vingt-deux traductions différenfes du Paiernostei' en patois sarde.
(1) La pliis grande partie de nos anciens écrivains appartient à la
Normandie, au moins parla langue: la Chronique de Geoflroy Gaimar, le Voyage
de Charlemagne, la Chanson de Koland, la traduction des Livres des Rois,
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(delwedd C1160) (tudalen a58)
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— LVIII —
ritable pression sur toutes les formes qui leur sont propres. Leur syntaxe se
simplifie et s'efface de plus en plus; ils cessent bientôt de pouvoir se
prêter aux jeux de la pensée et ne conviennent plus qu'à l'expression naïve
et toute matérielle d'un besoin ou d'une idée (1). Ils
n'ont plus d'autre prétention que d'être aussi faciles à prononcer qu'à
comprendre, et dans ce but ils rejettent ou modifient les lettres qui
embarrassent la prononciation, et établissent entre les sons des rapports qui
rappellent ceux qui existent entre les idées. Ainsi, par exemple, la Clwpine
se nomme à Nancy Cliopinte, et la forme ronde et allongée du grain d'une
espèce de haricot qui gardait en vieux-français son nom latin Faséol (2), et
avec la désinence des diminutifs Faséolet, l'a fait appeler par le peuple Flageolet.
Sans doute, comme nous l'avons dit, la langue d'un grand pays a sa base dans
l'esprit de la nation et se développe naturellement par les manifestations de
sa pensée; mais les patois particuliers aux dernières classes sont loin
d'offrir les mêmes caractères de fixité et de nécessité. Soumis dans chaque
localité à des influences diverses qu'aucune raison générale ne neutralise,
ils se grossissent au hasard d'importations étrangères (3) et d'imaginations
indivi
cellede Marbod, les pocmcs de Wace et de riiilippe deTliaiin, les
ciironiqiies de Benois etde Jordaiis l'anlo'me, le Cliasloicnienld'iiii pire
h son (ils, le Lai d'Jgnaurès, la branche du Roman de Renaît par Richard de
Lison, etc.
(I) Nous ne pailons pas de certaines poésies ambitieuses, comme sont par
exemple celles de Jasmin, qui dédaignent la naïveté des patois et aspirent il
en faire des langues lilléraires: le talent qu'on y peut mettre fait mieux
ressortir rininfdligcnce de la tentative.
{').) On le trouve encore dans Rabelais, Pmitagruel, 1 m, ch. 8.
(!) Il est, par exemple, dillicilo de croire que J'ocfia qui signifie dans le
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(delwedd C1161) (tudalen a59)
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— LIX —
duelles qui ne relèvent que du caprice. Par ignorance ou par métaphore on
donne souvent aux choses des noms qui dans d'autres localités en désignent de
différentes: Tolupe le nom du Coquelicot dans l'arrondissement de Bayeux est
sans doute une corruption de Tulipe, et le Coquesne est à Yalognes le Petit
érable et non le Frêne à fleur, comme en vieux-français (i). Peut-être
n'est-il pas un petit centre de population qui ne change entièrement le sens
de certains mots, ou n'affectionne des expressions presque entièrement
inconnues aux autres. Ainsi le Moineau est appelé Pisli à Avranches, Pottin à
Coutances, Moisson à Valognes, Friquet à Bayeux et Quilleri dans l'Orne (3).
Les noms de la pomme de terre sont encore plus variés; on trouve dans
patois (le la Wîense, Petite mare, Flaque d'eau, n'ait point de liaison avec
l'anglais Poadiy, Marécageux; mais si frappantes qu'elles soient des
ressemhlances qui ne s'wppuient point sur des faits historiques, doivent
toujours inspirer une grande défiance. Ainsi l'on serait d'abord tenté de
voir des rapports d'origine entre le pronom anglais de la première personne
et celui du patois de Monthelliard:
Y olli errai dans in champ
Que n'aivai pe de terre.
Dans Faliof, Recherches sur le patois de Franche- Comté, p. 128. Mais on
comprend bientôt qiio cette ressemblance orthographique a pu arriver de deux
manières; par radoucissement du pronom allemand Ich, ou par le rejet de la
finale romane qui est resiée en espagnol, en italien et ea valaque.
(1) Qucquesne, àaïïs le Glossaire latin-français de!a Bibliothèque de Lille,
K. 36.
(2) A Avranches, par exemple, on appelle le tombereau Eotle.
(3) Les noms significatifs sont surtout soumis à de grandes variations: tout
le monde n'est point frappé des mêmes circonstances et ne les rend pas de la
même manière. Ainsi la Bergeronnette est appelée selon les localités
Hochequeue, Rranlequeuc, Baquouc, Baquoite, Vanchemare, Balemare, Batalesive
et Lavandière: on l'appelle en breton Kannereiig-ann-dour, Petile batteuse
d'eau.
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(delwedd C1162) (tudalen a60)
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— LX —
des communes à peu près limitrophes, Colinette (4), Gaingain, Pataffe (corruption
de Patate), Quinquin (le même nom que Gaingain), Tambourin, Tartouffle (sans
doute de l'allemand Kartoffel), et Truche (corruption de Truffe) (2). Le
patois d'Avranches nous offre même l'exemple remarquable d'une différence
purement grammaticale: il a conservé dans certains temps du verbe Aller des
formes qui ont sans doute appartenu d'abord à une conjugaison différente:
SUBJONCTIF PRÉSENT.
Que je m'en oige,
Que tu t'en oiges,
Qu'il s'en
oige,
Que je nous eu allions,
Qu'on vous en alliez,
Qu'ils s'en oigent.
Et ce qui rend plus curieuse encore la nouvelle intrusion d'un autre verbe
dans cette conjugaison, c'est qu'il est probablement d'origine gothique (3),
et qu'on ne le retrouve point dans les autres dialectes romans.
Cet élément arbitraire et local qui s'introduit inévitablement dans
tous les patois, en rend déjà les étymologies suspectes, et d'autres raisons,
à la fois plus générales et plus essentielles, en infirment toutes les bases.
Sauf quelques rares exceptions, ce sont des conjectures
(1) Ce nom désigne plus particulièrement la pomme de terre longue.
(2) Dans une seule commune du canton de Murai (Canfal), selon M. de La
Bouderie, Mémoires de la Société royale des antiquaires de France, Nouvelle
série, t. ii, p. 3S5, on lui donne jusqu'à quatre noms: Tretifa, Trifola,
Patyii et JSourer.
(5)Tont Semble au moins indiquer qu'il vient par aphérèse de g-aggan.
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(delwedd C1163) (tudalen a61)
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— LXI —
plus OU moins ingénieuses qui ne peuvent prétendre à devenir de la science.
La permutation régulière des lettres qui leur donnerait un caractère
scientifique, suppose une connaissance exacte de trois éléments qui par la
nature même des patois échappent à toutes les recherches. Un patois ne se
détache pas tout-à-coup des langues dont il dérive: elles sont d'abord
altérées par des corruptions irrégulières dont il ne reste aucune trace, et
les premières tentatives de reconstruction dans un langage véritablement
différent ne se fixent pas non plus dans la mémoire du peuple (I ) . Voilà
donc deux données, la connaissance des dernières altérations de la langue et
celle des premières ébauches des patois, qui sont nécessaires à l'histoire
des mots puisqu'elles permettent seules d'apprécier les changements qui en
ont modifié la forme, et toutes deux sont également impossibles. Peut-être
enfin n'a-t-on point suffisamment tenu compte d'un fait capital, c'est que
les révolutions des langues, et plus particulièrement encore la formation des
patois, ne se font point par l'écriture des lettrés, mais par la parole du
peuple. Les plus savants travaux qui soient venus à notre connaissance,
acceptent comme une vé-
(1) Le nom latin du Fenouil, Feniculum, ne vient pas, comme le prétend assez
ridiculement Ménage, de Fenum; ce n'tst pas certainement De petit /bm: à s-a
forme, on îe croirait volontiers d'ori;iine celtique quoique sa racins
n'existe pas en breton; mais on trouve en erse Fineal et en Irlandais Feneul.
yne coifiure s mbiable au Bavolet des Nornaiidcs que ce glossaire explique
par Petil voile bas, s'appelle dans le patois delà Meuse Bagnolet, et ce mot
a de grands rapports avec le latin Panneolum, Petit voile. Nous citerons
encore le normand A/furer, Voler; la prostlièse d'une voyelle était si
fréquente, surtout dans les verbes, qu'on ne sait s'il vient de Furari ou
i^Auferre, et la connaissance de la première forme lèverait toutes les
incertitudes.
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(delwedd C1164) (tudalen a62)
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I.XII
rite préliminaire, ou
rimuiobilité de la prononciation ou son exacte représentation par l'ancienne
orthographe, et malhcu;\;usement ce sont là deux suppositions qui ne
sauraient non plus avoir aucune réalité. Le Chant des Frères Arvals (1), et
l'Inscription de la colonne rostrale (2) prouvent qu'il n'y avait même pas à
proprement parler d'orthographe latine: chacun obéissait plutôt aux caprices
de son oreille qu'il ne se conformait à des habitudes générales, et écrivait
un peu à sa guise. Les Celtes ne paraissent même pas avoir jamais possédé de
caractères nationaux, ayant par consôtpient une valeur reconnue, et au milieu
du IX^ siècle, au moment môme de la formation de nos patois, l'allemand
Otfrid disait dans la lettre qui précède son poème sur le Christ, comme une
des grandes difficultés de son entreprise, que ses compatriotes « usum
scriplurae in propria lingua non habere (3). » Le roman lui-même ne s'écrivit
guère avant le XII' siècle, et les irrégularités d'orthographe étaient assez
constantes pour empocher d'en tirer aucune induction légitime: au lieu de
Cliesne ou Quesne, les deux formes habituelles de Cliêney la traduction des
Livres des Rois, où tout cependant manifeste le travail d'un clerc, écrit à
quelques lignes seulement de distance Chaigne et Chaidn-j (4). Dans une
(t) Voyez Marini, Gli atti e
monumenli (Ici fratelU Arvali, labl. xi.i; cliaque vers «'St répété trois
fois et les variaiiti's sont assez considérables pour avoir jeté de grandes
obseiirités sur le sens.
(2) Voyez Graevius, Thésaurus antiquUahim romnnarnm, t. iy, p. 1810, ou M.
Lgger, Latini scnnonis vetztsUoris rdiquiae sclcctae, p. 102.
(">) Dans Seliiltt'r, Thcsonrns anliquitatnm feufonicarum, t. i, p.
U).
('i) P. ISG cl 1S7, éd. de M. Leroux d;- Linty.
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(delwedd C1165) (tudalen a63)
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— LXIIl —
lettre fort curieuse de 1453, on trouve encore avec la forme Angloix vingt
fois répétée: « Et y furent les champs tous couverts ô'Engles (1). » Quant à
la prononciation, les poètes n'auraient pu prendre tant d'étranges libertés
avec elle, si elle eût été véritablement fixée. Ce n'est pas là une simple
conjecture, les preuves -abondent; pour en citer une qui dispense de toutes
les autres, il y a des syllabes sur lesquelles la voix glisse avec rapidité
quoiqu'elles soient marquées d'un accent circonflexe (2). Ces corruptions de
la prononciation varient môme selon les temps et selon les lieux, et ajoutent
de nouvelles difficultés à la recherche des étymologies les plus difficiles:
ainsi l'origine du français Blaude est rendue encore plus obscure par la
forme Glande qui a prévalu dans le département de la Meuse.
Les patois ne se forment d'ailleurs qu'à des époques d'imagination, où la
parole animée du peuple détourne à chaque instant les mots de leur
signification primitive. Beaucoup de ces expressions métaphoriques passent
dans la nouvelle langue avec un sens littéral, et créent d'inextricables
difficultés aux gavants qui ramènent toute l'histoire des langues à de
simples permutations de lettres (3). Pour être adoptés par tout un peuple,
ces changements de signification ne peuvent
(1) Bibliothèque de l'Ecole des chartes. Deuxième série, t. ii, p. 24G- 2 i7.
iNons avons choisi cet exemple entre raille, parce qu'il prouve que la
prononciation fermée de la diphtongue oi est bien plus ancienne que Régnier,
qui s'en moquait cependant comme d'unu nouveauté.
(2) Hôpital, Patenôtre, Penltcôte.
(5) Ainsi, par exemple, Loquence est sans doute une corruption à'Eloquentia
et Avoir de la ioqiœnce signifie dans le patois de Reim s: Avoir une voix
très-foi te.
,,^jiL i"'"i»
iiimw— ■
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(delwedd C1166) (tudalen a64)
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— l.Xl\ —
^Ire amenés par un pur caprice d'imaginalion: ils tiennent à des idées,
généralement répandues, dont la connaissance importe sérieusement à qui veut
étudier les développements de l'intelligence publique; mais dans la rapide
succession de faits qui composent l'histoire, elles changent bientôt à leur
tour et il n'en reste plus aucune autre trace que les mots dont elles ont
modifié la valeur. Toutes les étymologies de ce genre sont donc
nécessairement un peu hasardées, et nous nous bornerons à en indiquer un
petit noipbre qui nous paraissent suffisamment vraisemblables.
Latin Burrae (1), Choses sans valeur; Bourricr, Mauvaises herbes.
Islandais Farsiuh, Gravement malade; Fersir, Être transi, Tremblolter (2).
Islandais Kof, Embarras d'esprit; Encovir, Désirer ardemment.
Islandais Korra^ Respirer difficilement; Chorcr\ Marcher lentement. Couver
une maladie.
Islandais LUI, Mauvais; Litê, Mal levé.
Islandais Lure, Lâcheté; Laurei\ Pleurer.
Islandais Skafm, Brave (3); EscafcTy Tuer.
(1) Nous ne l'avons vu que dans Ansonc:
At nos illepiduni, iiulem libelliim, Burras, qui.-qiiilias ii;eptiasqiu'.
l'rae/atiuncitla ad Latimim Pacatum, v. }; et il est prohabk' que l'origine
en est ccltiqu". Au moins selon Scaligcr, la majeure partie des nations
Aqiiitanni(|ues appclaiiMit Burrae les vétilles, les niaiseries
(Quisquilianj; en espaj^nol et on catalan Burro s'gnilie encore Ane et
Burrada, Anerii-, Sottise: le peujile donne le même sens à Bourrique. (!2)
C'est sans doute aussi l'origine do Farc'in, en vienx-franrais Ferxin. (.■5) Scafion signiliaiti'nrorr en
vipiiN-fian«;ais Voleur de grand chemin.
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(delwedd C1167) (tudalen a65)
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— LXV —
Anglo-saxon Hrestan, Se reposer; .4r^5^i5on, Relard.
Vieil allemand Geren, Désirer avidement; Gouras, Gourmand.
Vieil allemand Heuer, Tôte de bête sauvage; Aliurir, Abasourdir (1).
Quoique aussi diverses que toutes les figures de mots qu'imagine la fantaisie
des poètes, ces transformations se rattachent, pour la plupart, à un petit
nombre de causes dont on peut au moins pressentir l'influence. Quelquefois,
par exemple, on donne un sens particulier à des mots dont la signification
était générale: ainsi, l'anglais Flip, Cordial, désigne, dans le patois
normand, une Boisson composée de cidre, d'eau-de-vie et de sucre. Souvent, au
contraire, c'est le sens particulier qui est oublié; l'idée se généralise;
puis, par une nouvelle métaphore, les mots s'emploient dans une acception
tout-à-fait différente de celle qu'ils avaient d'abord; le normand Effabi,
Troublé, Effronté, semble venir de l'islandais Favis, Sot, Grossier (2); et
Flanier^ Avare, de l'islandais Flanni, Libertin. Parfois aussi le changement
de signification est amené par une sorte d'opération logique de
l'intelligence; ainsi, du latin Egenusj Pauvre, on a fait sans doute Eguené,
Avare (3),
(1) Littéralement Donner une tôte de bétp, sauvage. Le victix-provençal
Abuzar, dont la signification était la même, signifiait au propre. Rendre
ours, et l'on disait des criminels auxquels il était permis de courir sus
qu'ils portaient une Tête de loup: Wargus sit, hoc est expulsus, disait aussi
la Loi des Ripuaires et Varg signifie Loup en islandais.
(2) S'il venait du lalin Favonms, Bâtard, un changement de mômi; nature
aurait eu lieu.
(3) Il aura sans doute signifié d'abord Qui fait peu de dépense.
5
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(delwedd C1168) (tudalen a66)
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— I.XVI —
elE<iuc)ic, Al'faini'', Aftriibli (1). 11 est enfin des idées
parliciilières à clia(jue po[)iilation, qui réforment la valeur des mots et
les marquent à leur empreinte. Un adage du Hava-Mal, que le français a
traduit par le proverbe populaire: Mieux vaut goujat debout qu empereur
enterré, montre quelle estime les peuples du Nord faisaient de la vie pour
elle-même; et cette idée, si naturelle à des guerriers qui ne croyaient pas même
qu'il fût permis de se reposer pour mourir (2), s'est exprimée par le sens
méprisant que le patois normand donne à trois corruptions différentes
dulaliii Caro, Chair (3). Sous l'influence du respect général qu'inspirait la
vieillesse, il a modifié aussi l'acception primitive de Cltemi (4) et Cossu,
Vieillard (5) et y attacha une idée d'excellence. La signification injurieuse
qu'a prise le mot latin Co</MMS, Cuisinier (6) jConfirmel'opinion des
savants,qui placent le berceau de nos ancêtres dans un pays où la pré-
(1) Dans le patois lUi Berry, icHi (Haqncny) dont l'origine est certainement
lu même, signifie Tombé d'inanition, Èieinté, Lpuisé.
(2^ Les anciens Scandinaves prolessaient nn souverain mépiis pour ceux qui
mouraient sur une j^aillasse, et pour éviter une telle ignominie, ils se
taillaient des rimes sur le corps avec leur épée.
(3) Cari, Haridelle; Carne, Cheval sans énergie et sans vie; Carou, Corps
sans âme; la môme idée a formé le français Cliarorjne. ^ous devons dire
cependant qu'en breton har signifie Chose sans valeur. (4) Or se vont tuit de
vos gabani, Juesne et chenu, petit et grant.
Erec et Enyde, B. R. fonds Cangé, n" 73, fui. 10 v% col. 1, v. iO. 11
pourrait cependant venir aussi du breton; Kann y signifie Brillant, (o) Cossi
selon Pezron, Ant'iquUc de la nation et de la langue des Celtes, p. 279; Koz
a consi-rvé cette signification eu bretcm- Dans un glossaire latin du XI«
siècle de la Bibliothèque de Rouen, cat. prov. A, 389, Cossualia est
interprété par Festivitates.
(6) Coquin eut même sans doute pendant quelque temps la signification du
latin, car on lit dans ï Apparition de maistre Jehan de Meung par Honoré
Bonnet:
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(delwedd C1169) (tudalen a67)
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— LXVII —
paration des aliments et le meurtre des animaux nécessaires à notre
subsistance étaient une cause d'infamie. Une réminiscence de ces temps,
antérieurs à tous les témoignages positifs de notre histoire, a sans doute
changé aussi le sens de l'islandais A'ocAr, Cuisinier, et en a fait le
normand Aclwcre, Lourdaud, Maladroit (1).
Les langues qui se développent, pour ainsi dire, spontanément et sont fixées
par la littérature d'un peuple, tinissent par modifier ou même rejeter
entièrement les mots étrangers qui ne s'accordent point avec les habitudes de
la prononciation ou l'esprit du vocabulaire; mais il n'en saurait être ainsi
des patois, qui sont créés selon les besoins du moment pour servir
d'intermédiaire à de nombreux idiomes:" ils se grossissent
indifféremment de tous les mots, que d'inappréciables hasards leur rendent
nécessaires. Il y a donc un certain nombre d'expressions empruntées à
d'autres patois, dont les corruptions n'ont pu être déterminées par des
principes entièrement semblables (2J. Pour
Or sont venuz meschans devins,
Sorceliers, arquimaiis coquins,
Qui vuellent par art d'invoquer
Sans Dieu les malades saver.
B. R. fonds français, n° 7202, fol. 8, lecto. Selon Hickes, il aurait été
pris aussi dans une autre acception qui se rapprochait beaucoup plus de
l'idée primitive: Nunc Coquin, Coquine, quae oiim apud Galles otio, gulae et
ventri deditos, Tgnavum, Ignavam, desidiosum, Desidiosam, Segnem
significabant; Lingnarum veterum septentrionalium thésaurus, 1. 1, p. 231.
Gueux est sans doute aussi uneconuplion de Queux: Le duc trois gueux pour sa
bouche, chascun compté par quatre mois, et doit le gueux en sa cuisine
commander, ordonner et estre obey; Olivier de la Marche, Estât de la maison
de Charlcs-le-Haidy; année 1474, t. Il, p. 620, éd. de Petitot.
(1) Le patois de Rennes emploie ce mot avec la même acception.
(2) Les patois d'un môme peuple ont rarement des origines diverses; ils
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(delwedd C1170) (tudalen a68)
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— I.XVIII —,
(Itnincr une base scientifique aux ctymologies,ilfoudrail par conséquent
reconnaître avec certitude la patrie primitive de chaque mot, et Ton sait
seulement que le mélange fréquent de toutes les provinces dans une histoire
commune dut amener de nombreux échanges de mots. A défaut de preuves plus
positives, on trouverait, dans les différents patois, beaucoup de phrases
proverbiales dont la construction et l'idée sont trop bizarres pour avoir été
imaginées dans plusieurs provinces indépendantes. Nous en choisirons quelques
exemples dans le patois normand: Ne pas en vire bon marchand signifie aussi,
dans le patois bressan, Avoir sujet de se repentir d'une chose; et, dans les
Maximes généralles du droict françois, le berrichon Delommeau se servait de
la singulière locution: Etre fait mourir: La loy de Draco estoit bien plus
rigoureuse, par laquelle les parents de celuy qui avoit tué un home estoient
faits mourir, s'ils pouvoient estre appréhendez, a faute de trouver et
appréhender celui qui avoit tué. Avoir de quoi est dans Régnier (i); Benois
disait, dans sa Chronique rimée:
Les dons purnelcs de ses uiz
Ne gardout pas plus chèrement (2);
ne sont différents que parce que les altérations des idiomes primitifs n'ont
pas constamment suivi les mêmes lois.
(I) Pourvcu qu'elle soit riche et qu'elle ait bien de quoy.
Salire m, v. 14 4. On trouve déjà dans le Registre des mesticrs de Paris, par
Estienne Boileau: U puet estre cliavenacier à Paris qui veut franchement,
pour qu'il sache le mesticr fère, et qu'il ait de coi; p. 149. éd. de M.
Depping. C'est probablement une ancienne forme latine, car on lit dans
Pétrone, ch. 45: Et habet unde. (2)L. Il, V. t2724.
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(delwedd C1171) (tudalen a69)
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— LXIX —
et notre expression elliptique: Avoir
le ventre serré se retrouve, avec son complément, dans un poème qui remonte
au XIIe siècle:
Dist li rois: Dame, bien puet estre verte;
J'en ai le cuer el ventre si serré
Que ne me puis aidier ne conforter (1).
Il y a d'ailleurs, dans les patois, des mots qui n'ont pas vraisemblablement
une origine normande; tels sont, par exemple, Davec, dont le D préfixe (2) se
retrouve à l'autre bout de la France, dans le patois du Béarn (3); Andain et
Staseran, Ce soir, qui, si l'on en croyait d'étranges ressemblances,
viendraient de l'italien Andare et Stasera; Choumacre, Cordonnier, dont la
prononciation allemande s'est même assez bien conservée (4). Quelques-uns
sont évidemment empruntés au culte
(1) chanson du vilain Htrvi, B. R. fonds de Saint-Germain français, n* il'ii,
fol. 9, v" col. 1, V. 4 Nous pourrions multiplier presqift indéflnimcnt
CCS exemples; Fa're les cent coups, Jouir d'une chose (En venir à bout),
Lattre la breloque (Déraisonner), etc.
(2) C'est probablement la préposition De que la basse-latinité
réunissa souvent avec d'autres prépositions, De sub, De intus, De ab ante,
etc. Ces capricieuses réunions étaient aussi très-fréquentes en vieux-français;
Vauquelin de La Fresnaye disait dans son Art poétique:
Il advint du depuis qu'avec le mouvement
Le violon joua beaucoup plus plaisamment,
et cette locution s'est conservée dans le patois
normand.
(3) Digat me, Paloumettes,
Qui y ey a Cautères?
— Lou rey et la reynette
Si bagnan dab nous très.
Dans M. Mazure, Histoire du Béarn et du pays basque, p. 430.
(4) On dit cependant dans l'arrondissement de
Valognes Sur l’aséran, Sur le soir, et le vieux-français employait dans le même
sens Sérée et Sérence.
(5) Ou dit aussi quelquefois Choumaque.
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(delwedd C1172) (tudalen a70)
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— I.XX —
calliolique, comme Àdoremut, Révérences; Agios^ I.on^js discours, et Agiots,
Cérémonies, Caresses hypocrites [\)\ yl«p^r<jf^.s, Goupillon (2), ciBalns,
Salutations (3). D'autres semblent môme remonter à des religions abandonnées
depuis des siècles: Amomi, Fou, est sans doute dérivé dcMomus, Dieu de la
folie; Apolon, Corset, a probablement aussi une origine mythologique,
puisqu'il se retrouve dans le patois de la Meuse et qu'on lit dans TElucidari
de las proprias:
Âpolavo'l febus, que vol dire bel (4).
On a môme conservé, surtout dans le Bocage, l'exclamation Perjou, qui est
certainement l'ancien serment des payons Per Jovem (5). D'autres mots sont
restés dans
(1) Autrefois les chantres se mettaient en voix en chantant le verset grec
Agios, Ischiros. On trouve aussi Agios en vieux-français:
Faut-il faire tant d'agios?
ComiÉancez mes petits deablos.
Arnoul Gresban, .^f y stère de la Passion. Dans le patois de Nancy Agiolp,
signifie Simagrée, Singeries: La signification de l'islandais /C/as,
Flatterie, peut cependant inspirer des doutes sur cette origine.
(2) C'est aussi sans doute l'origine du français Aspersoir.
(3) D'autres souvenirs de la Passion sont restés dans le patois normand: on
dit proverbialement: Etre renvoyé de Caiphe à Pilate, et Etre connu comme
Darabas à la Passion. Probablement le nom de Lune rousse que l'on donne à la
lune d'avril, pendant laquelle le temps est souvent assez froid, vient de la
couleur des cheveux de Judas: par une autre souvenir biblique on appelle la
première semaine de mai qui en fait ordinairement partie, semaine de Gain.
(4) Dans Raynouard, Lexique roman, t. m, p. 297. Ce mot existe aussi dans le
patois de la Meuse, et peut-être, malgré le latin Pallula, doit-on assigner
la môme origine h Polacre, Pouiller etPmiiUot.
(5) D'autres souvenirs de l'histoire ancienne sont restés populaires; on
appelle en Normandie les veuves inconsolables des Arlctnises et dans son
Dictionnaire roman donj François cite Acatc comme un synonyme de Bon et
fidèle ami.
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(delwedd C1173) (tudalen a71)
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— LXXI —
la mémoire du peuple après des événements qui avaient vivement frappé son
imagination, comme Bosche, Ho rion et Tac qui se rattachent tous trois au
souvenir d'une épidémie (1). Il en est quelques-uns qui n'ont été empruntés à
aucune autre langue. C'est le patois qui les a créés lui-même avec assez de
justesse pour qu'ils soient devenus d'un usage général. Le nomj normand du
Pic, VEpc, désigne aussi heureusement que le mot français un oiseau qui fi\it
des trous dans les arbres (2); le Martinet, l'Hirondelle des fenêtres, est un
petit oiseau qui commence à se montrer dans le mois de mars (3), et le nom de
Piquerolle convenait fort bien à la Rougeole (jui couvre la peau de taches
rouges, semblables à des piqûres (4). Quelquefois enfin les patois
n'empruntent que l'idée des mots et l'expriment avec leur propre vocabulaire;
ainsi le nom vulgaire que l'on donne en Normandie à la Prèle, Queue de
cheval, se retrouve dans le breton Lôsl marc''h, et tous deux sont une
traduction litt<3rale du latin Equisetum.
Pour se guider à travers toutes les obscurités qui cachent les origines du
vocabulaire et reconnaître au moins la filiation des mots qui n'ont subi en
venant d'une autre langue que des changements d'orthographe,
(1) Mais la signification s'en est singiiUcremcnt iiio.iifiée; ainsi l'on
n'attache plus à Bosche qu'une idée de puanteur, et le Tac qui n'était on
viriux-français qu'une sorte de grippe, est devenu dans le patois normand une
maladie extrêmement dangereuse; peut-être parce qu'on y avait conservé le mot
islandais î'aA, Pleure sie.
(2) La même idée l'a fait nommer Wood-pecker en anglais et Biche-bou dans le
patois lorrain.
(3) Le patois de la Meuse l'appelle Martelot.
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(delwedd C1174) (tudalen a72)
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('<) Le patois icirain lui donne un nom
analogue au français, Pourperclle .
il faudrait pouvoir s'appuyer
sur un système régulier de permutation, et l'on ne trouve dans le patois
normand que cette loi, commune à tous les langages usuels, qui subordonne à
la commodité de la conversation les souvenirs étymologiques, et les
similitudes de son, parlésquelles l'intelligence se plaît à marquer la parenté
des idées. Ce principe, d'une variété inlinie dans ses applications, n'y a
même jamais eu la puissance dominante qu'il exerce ordinairement dans les
corruptions qui constituent les patois. Le normand s'est formé par le mélange
d'idiomes appartenant à des familles aussi différentes par les habitudes de
la prononciation que par la grammaire, et loin de rendre ses éléments latins
encore plus euphoniques et plus usuels, il leur a souvent donné des
articulations plus fortes et plus rudes à l'oreille. On peut cependant tirer
de sa comparaison avec le français la connaissance de quelques tendances
habituelles qui ajoutent à la vraisemblance de certaines étymologies ou
empêchent l'imagination de s'égarer à leur poursuite. D'abord, il n'introduit
que très-rarement de nouvelles lettres dans l'intérieur des mots, si ce n'est
dans un but évident d'euphonie, comme pour séparer des consonnes que
d'anciennes contractions ont accumulées dans la même syllabe. Au commencement
des mots dont la première lettre est un s suivi d'une consonne, il ajoute
aussi souvent, comme en italien, un E (1). Souvent même, sans doute pour
éviter un concours désagréable avec d'autres mots, il fait précéder d'une
voyelle simple ou nasalisée des consonnes initiales
(I) F.squclcite; Hscorpion, comme en vieux-français, dans Keller, HomvaH, 11.
262.
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(delwedd C1175) (tudalen a73)
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— LXXlll —
dont la prononciation n'exigeait aucun effort (1). Le ronflement du r lui
inspire une répugnance marquée. Au commencement des mots il le transpose et en
diminue encore le son en rendant la voyelle plus sonore (2). Il le rejette
aussi à la fin des syllabes qui commencent par une autre consonne (3) et ne
lui donne après un e, à la fin des mots, que la valeur d'un accent.
Quelquefois enfin il le change en l (4), ou le supprime entièrement, surtout
devant les liquides (5). Il évite aussi soigneusement le son du g suivi d'un
n (6), et par une singulière coïncidence avec l'italien, il prononce
quelquefois gl comme un l mouillé (7). Mais, quoique générales, ces règles et
celles qu'une étude attentive du patois normand découvrirait encore (8), ne
sont point assez constantes pour servir de base certaine à des recherches sur
l'origine des mots. Les étymologies que nous allons indiquer s'appuyent sur
de capricieuses ressemblances que le sentiment de chacun apprécie à sa guise,
et n'ont point ce caractère profondément systématique qui peut seul légitimer
des prétentions scientifiques .
(1) Adouler, Etrichard, Encharger, comme en vieux-français; Thrésor des
récréations, \}. 112.
(2) Arcondire, Ahauchier, Artrourser.
(3) Berdouiller, Bertelle; Forment, comme en vieux- français; Chevalerie
Ogier de Danemarche, v. 3812.
(4) Angola, comme dans le patois du Tarn.
(5) Abre, Bône, Cône, Mêlan, Mêle.
(6) Enseiner, Sine, (Signature), Vine.
(7) Dans le patois de Saint-Lo; Liand, Lianne.
(8) Voyez ce que nous avons déjà dit, p. ui. Au reste, il y a dans chaque
localité certaines variantes de prononciation qui lui sont pro[)res. La
régularité ne peut s'établir que dans une langue d'un usage assez étendu pour
que les hasards et les caprices individuels qui exercent une si grande
influence dans les petits cercles, soient neutralisés par l'esprit de la
langue et les habitudes générales delà prononciation des masses.
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(delwedd C1176) (tudalen a74)
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— LXXIV —
Les patois que créa la nécessité d'un lan[;agc usuel qui servît
d'intermédiaire à des idiomes différents durent s'écarter beaucoup plus du
latin que la langue littéraire. Par l'effort des traductions pour se rapprocher
de leurs modèles et les doctes préoccupations des clercs, elle en voulait
conserver tout ce qui n'était pas contraire au nouvel esprit dont elle était
animée (1), tandis que, abandonnés de plus en plus aux dernières classes du
peuple, les patois s'éloi[;naient insensiblement de leurs sources latines.
L'influence toujours croissante du français put seule neutraliser leurs
tendances, ou même par une foule de mots nouveaux leur donner des apparences
opposées; mais quelques faits mal appréciés ne sauraient prévaloir contre le
développement naturel des choses. La plupart des mots normands d'origine
latine, qui sont étrangers au français, en ont donc disparu après une longue
désuétude: nous citerons entre autres: Afftircr, de Furari plutôt que
d'Auferre (2); Agraller, de Gratus (3); Alipaiiy d'Alapa(4);
(1) Elle en conserva d'abord
quelques habitudes de syntaxe et naôrae des flexions qui marquaient les cas,
puis elle remplaça par des dérivés du latin un assez grand nombre de mots
dont l'origine était différente, et enfin intro'luisît dans l'orthographe des
lettres muettes qui n'avaient aucun autre but ([ue (le la rapprocher di;s
formes latines. {■1} Ce mot
existe aussi dans l'argot
(ô) 11 n'tst pas indiqué dans le Dielionuaire de iîoquelort, mais on lit dans
le Trettie du joli buisson dcjouccc, par Froissart: ïu ne (lois pas escarcyer
Ce qui te poct agracjcr. Poésies, page 331. Le français moderne Agréer est
bien [Jus éloigné de sa racine; on dit aussi en Normandie Rengralicr,
Remercier, Kciidre grâce. (i) Ou disait eu vieux-fi aérais Alipa.
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(delwedd C1177) (tudalen a75)
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— LXXf —
Arder, d'Ardere; Avlos d'Avis; Clavette, de Clavis (1); Coffin, de Cophinus
(2); Coger, de Cogère; Cortine, de Cortina; Courgée, de Corrigia (3);
Eduquer, d'Educare (4); Essiau, d'Exitiis; Grenons, de Crines; liait,
d'Illic; Inditer, d'ïndicere; Malon, de Malum (5); PouUre, de Pullitra;
Quérir,de Quaerere: Raine, de Rana (6). Il en est cependant quelques-uns qui
semblent ne lui avoir jamais appartenu, au moins d'une manière générale,
comme Aclas, de Claudere (7); Aubouf/in, d'Album fanum; Avernom, d'Adversum
nomen; Bacul, de Baculus; Custos, de Custos (8); Emolenté, de Molitus (9);
Emuler, d'Enucleare; Esiquié, d'Exiguus; Eterse, d'Extergere; /^oi<,d'Ita
(10); Lime, de Limes; Margo, de Merga; Vous, de Pulsum; Precimé et Princimi,
de Proxime; Queutre, de Culter et Vésonner, de Vesanus (11). D'autres sont
(1) Ou pput-être de Clavtis, comme le vieux-fiançais; Claviot, qui a la luème
origine, n'a pss d'analogue en français.
(2) Dans le patois de la Meuse, la signification latine s'est mieux
conservée; Coffinotte y ignifie Petit panier.
(3) Agourgie signifie, dans le patois de la Meuse, Fouet de charretier.
(4) Ou dit plus souvent Induquer.
(5) Malan avait cependant en vieux-français une signification qui devait se
rapprocher beaucoup du normand Malandre.
(6) Peut-être cependant venait-il du celtique, car en breton et en erse Ran a
la même signification.
(7) Sans doute Cloison et Ecluse ont la même origine.
(8) Le vieux-français Custode avait le sens plus général de Gardien.
(9) Le français donne le même sens à Moulu.
(10) Cette origine nous paraît plus vraisemblable que celle qui se
rattacherait à l'anglais Too, carie mot Itou existe aussi dans le patois du
Jura.
(11) Ces singulières étymologies ne sont poiut particulières au patois
normand; nous citerons dans le patois de Reims Egrot, Malade, d'Aeger; dans
le patois picard Inter, Parmi, d'Inter; dans le patois de la Meuse Hirsu,
Velu, de Hirsutus et Marendcr, Goûter, de Merenda; dans le patois de la
Haute-Auvergne Nora, Belle-Fille, de INurus; Scondre, Catlier, d'Abscon
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(delwedd C1178) (tudalen a76)
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— LXXVI —
plus reinaiqual)lcs encore; leurs racines sont [yassées aussi dans la langue
française, mais elles y ont pris une forme et quelquefois môme une
signification différentes: tels sont Ajuster, Joindre, de Juxta; Cani, Moisi,
de Canus (4); Canibotte, Tige de chanvre, de Cannabis. Cibot, Jeune ognon, de
Caepa (2); Dépit y Mépris, de Despicere (3); L'cam^?, Barrière de cimetière,
de Scamnum (4); Gergue, Drebis, de Vervex; Motiver, Remuer, de Movere (5);
Parents, Père et mère, de Parentes (6); Poigne, Main, de Pugnus; Quasiment,
Presque, de Quasi (7); Vêpe, Guêpe, de Vespa et 17, Gui, de Yiscum. Si l'on
s'en rapportait à des témoignages que le dé-
(lere et Steba, Manche de cliarnie, de Sliva; dans le patois bressan Aura,
Vent léger, d'Aiira et Ran, Balai, de Rainiis dont on avait formé aussi le
vieux-français Ramon; dans le patois linguedocien Arel, Bélier, d'Aries;
JJouHou, Tonneau, de Dolium: Lus, Merl in, de Lucius et Nessi, Ignorant' de
Nescius. Il y a môme des locutions populaires inconnues au français, qui
viennent certainement du latin; tt-lle est, par exemple, Faire avec
quelqu'un, où l'on reconnaît sans peine le Mecum faccre des Romains.
(1) Comme nous l'avons déjà dit, p. lxvi. Chenu conserva d'abord en fiançais
le sens du latin; le patois donne une signification analogue à Canir et à
Chancir.
(2) Le patois du Languedoc appelle aussi l'Ognon Cebo; mais le français en a
fait Cive et Ciboule.
(3) Le vieux-français avaît aussi conservé la signification latine: Abiathar
le volt sacrer al Deu despit. Guernts, Vie de Saint-Thomas de Cantorbéry, p.
7, v. 25, éd. de M. Bfkker.
(4) i'Ac//ameZ signifiait en vieux français Marche-pied; l'Écamc est assez
basse pour ipi'on puisse passer facilement passer par dessus et l'on y arrive
ordinairement.per deux ou trois marciies.
(5) Il se trouve aussi dans le patois de Reims; le français Émouvoir ne
s'emploie qu'au moral.
(6) Il est bizarre que le patois normand lui ait conservé si signification
littéraiio, et iju'il ait pris dans le français lettré, le sens dm Proches
que lui donnait la populace romaine.
(7) Le patois a ajouté au français la finale ment qui est la forme habituelle
des adverbes.
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(delwedd C1179) (tudalen a77)
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— LXXVII —
dain des Anciens pour l'étude des langues étrangères rend bien suspects, il
n'aurait existé dans les Gaules que trois idiomes; mais lors môme que tous
les langages particuliers eussent pu réellement y être ramenés à trois
grandes familles, d'innombrables différences se seraient introduites dans le
vocabulaire. Il faut aux langues, pour conserver leur unité, un centre
politique qui relie toutes les localités ensemble et propage les mômes
habitudes de pensée, une littérature que la connaissance générale de
l'écriture conserve dans toute sa pureté, ou des livres religieux dont le
culte remette chaque jour le texte en mémoire; et, malgré les obscurités qui
enveloppent l'histoire primitive des Gaules, nous savons que toutes ces
conditions y étaient également impossibles. Il n'y avait donc pas, à
propreprement parler, de langue celtique ou gauloise, mais une foule de
dialectes, dont l'ancien caractère avait, selon les lieux, subi des
modifications plus ou moins profondes,et qui s'étaient grossies de toutes les
nouvelles expressions que le développement des idées, le hasard ou le caprice
y avait importées. Les mots d'origine celtique, que le patois normand a
gardés, viennent ainsi certainement de plusieurs dialectes, qui ont disparu
depuis des siècles sans laisser aucune autre trace de leur existence.
Beaucoup d'étymologies que, sur la foi de quelques ressemblances fortuites,
on croit trouver dans d'autres idiomes, appartiennent donc probablement aux
langues celtiques, et la part qui leur revient, au moins dans la formation
des patois, a dû être singulièrement amoindrie, Le breton seul peut fournir
encore
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(delwedd C1180) (tudalen a78)
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— LXXVIII —
quelques données Incontestables, et nous indiquerons un certain nombre de
mots étrangers aux autres lanj>ues, dont une évidente analogie avec ses
radicaux rend l'origine suffia mment vraisemblable (1). Agonir d'Ankenia,
Chagriner (2); Amarer d'Amar, Chaîne, Câble (3); Béion de Beol (4); Bêle de
Bêler, Cresson; Bibet deFibu; Boucan de Bouc'h, Voix (5); Bouzin de Bouc'hou;
Bouzare, Rendre sourd (6); Bragues de Braguez; JBran.de Brenn (7); Branes de
Brennid; Braver de Brav, Beau, Agréable (8); Brehahi de Brechan (9); Bnichet
de Bru
(1) Il ne peut s'agir que de
vraisemblance; car nous sommes loin de connaître tous les anciens mots saxons
el normands, et l'on ne saurait douter que le vocabulaire breton ne se soit
encore enrichi, à des dates assez récentes, d'un grand nombre de mots
appartenant aux langues avec lesquelles il s'est trouvé en contact. Be uicoup
d'anciens mots en ont également dispaiu, et nous ne pouvons citer souvent que
des dérivés qui n'ont avec les mots normands que des rapports d'origine.
(2) Comme le son nasal était particulier aux langues celtiques, W aurait
perdu facilement sa nasalisation en passant dans le patois normand; peut-être
est-ce arrivé aussi pour le français ylg'onie, en breton Ankou. Ce mot peut
être aussi une corruption par eu|ilionie iVAhoiiir.
(3) c'est au-si sans doute l'origine du français Démarcr.
(4) Nous n'indiquons la signification du breton que lorsqu'elle diffère de
celle du normand.
(5) En gallois Buciad signifie Reuglomcnt; le sens primitif était donc
probablement Bruit, Tapa^ic, et l'origine de Boucaner, Bougonner et Bouzin se
rattacbe sans doute au mémo radical. Boucan a la même signification dans le
patois de Nancy.
(6) Voyez la note précédente.
(7) C'est un de ces mots, en très petit nombre, qui se retrouvent sans aucun
cbaiigement en gallique, en erse et en irlandais; Pline cite déjà comme usité
dans les Gaules Brancc; Ilistoriae naluraUs 1. xviii, ch. 7.
(8) Une acception semblable existe cependant en italien, et le français la
lui a empruntée dans l'expression Air de bravoure. A Nancy, Brauve signifie
aussi Bien habillé.
(9) On trouve encore maintenant en anglais Barren, autrefois Bareijne:
Wllow-trce: Hit is savd tliat tlie scde llierof is of this vertue, thatif a
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(delwedd C1181) (tudalen a79)
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— LXXIX —
ched; Bunée de Buanek, Vif, Emporté; Cabus de Kab, Tête (i); Campagne de
Kompezen; Carre de Ker; Canne de Kawnen (2); Canter de Cant, Côté (3); Castilte
de Kastiz, Correction, Punition (4)-, Cauvelte de Kavan; Chatel de Chatal,
Bétail; Cliéret de Kerr; Choaine de Choanen ^5); Cloquer de Cloc'hevez,
Gloussement de la poule qui appelle ses petits; Couline de Goulaoen,
Luminaire; Barne de Darn; Décrouer de Krouga, Pendre Dégraviner de Krafina,
Égratigner (G); Déliait de Débet Déluré de Luréek, Paresseux; Doiii de Dour,
Eau (7) Dramer de Dramm, Poignée de verges; Ebaiibir d'Abafi (8); Etriver de
Striva (9); Fourgoter de Fourgasa, Agi
rnan drynke of it, he shall gefe no sones, but only barcyne dougliters;
Bertliolomeus, De proprietatibus rermn, fol. 286.
(1) Un mot semblable existe dans les langues germaniques, en allemand Kopf,
en flamand Kop, etc.; mais l'erse Cabaisd, l'irlandais Cabaïs'e et l'anglais
Cabbage nous paraissent rendre une origine celtique plus vraisemblable.
(2) Vaisseau à contenir le blé; le gallique, l'erse et l'irlandais se
rapprochent beaucoup plus du normand; Cann y signifie Vaisseau; Kanna a le
même sens en islandais.
(3) C'est encore un de ces mots que l'on peut également rapporter aux langues
celtiques et teutoniques; Kant a la même signification en islandais qu'en
breton.
(i) Par une de ces circonstances extraordinaires qui jettent tant
d'incertitudes dans l'histoire des langues, le français Châtiment est
beaucoup plus rapproché de la signification du breton que le vieux-français
Castoiement, Avertissement, Leçon.
(o) Peut-être cependant ce mot vient-il du latin Canonicus; voyez l'article
que nous lui avons consacré dans le Dictionnaire.
(6) Ce mot pourrait aussi avoir été formé de Gravier et signifler Faire
tomber le sable: le vieux-français Degravoier rend même cette étymologie plus
probable.
(") Ou Douez, Fossé plein d'eau; voyez l'article du Dictionnaire.
(8) Peut-être Rendre baube.
(9) On écrivait en vieux français Estriver,
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(delwedd C1182) (tudalen a80)
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— LXXX —
ter, Remuer; Freuler, de Frel, Fléau; Gadolicr de Gadal; Gorot de Gôr;
Gouâpcr de Goapaer; Goulue de Gouhin; Graf/încr de KraHna; Grigne de Krina,
Ron^jer avec les dents (\); Grigner de Grinouz, Hargneux, Querelleur; Gronéc
de Groun, Amas, Réunion; Gucrmentcr de Garm, Cri, Plainte (2); Guezette de
Gwez, Sauvage, Grossier; ïlagues de Hôgan; Ilallcr de Heta; Uaxjiieter de
Ilakein, Bredouiller (3); Hcgnir de Heugi; lleudes de Heûd: Heiise de Heuz;
Iloudri de Hudur, Sale; Ilouler de Houlier, Agent de débauche; Ilucher de
Jouc'ha; Jaffe de Javedad; Jalet de Jala, Impatienter (4); Jarousse de Jarons
(5); Jnjo de Jo; Landorcr de Landar, Paresseux (G); Lanfais de Lanfez; Locher
de Loc'ha; housse de Lou; Marga du celtique Marga, ^ïarnc (7); Marganc de
Morgaden; Méhaîgner de Mec'hana, Mutiler; Met de Met; Mucher de Mouc'ha, Se
masquer; No de Noad (8); Oche d'Ask (9); Pinger, Poncer et Puclier, de Punsa,
Tirer de l'eau; Tabut de Tabut; Tenrque de Torchad (10);
(J) C'est aussi sans doute l'oiigino du fiançais Grignolter. (2) Legonidec ne
le donne pas dans son Dictionnaire, mais il se trouve aussi en gallique. (n)
Hatpiicr a le m6mes(!iis dans le patois des Vosges.
(4) Peut être aussi de l'islandais /«?«, Tousser des vagisscuionts.
(5) On dit aussi Anousse; le latin Janossia et l'espagnol Algarova ont sans
doute la môme origine, quoique l'article arabe al semble indiquer une
étymologie orientale.
(6) II peut venir aussi de l'islandais Lcnda, Rester fiché à une place.
(7) Ce mot nous a été conservé par VUnc, Uisioriac 7ia{urnlis 1. xvii, ch.G,
(8) Nous y rattachons No plutôt qu'à I\'aoz, car on trouve dans le bas-latili
Noda, avecla signification de Ruisseau.
(9) L'O se retrouve dans le basqu'e Ozca, le provençal Osho et le français
J)écochei- et Encocher.
(10) Dans le patois picard, TcrcAiVr signifie Lier, Entourer d'une
teurquelle: Et i doit cstre mes serjans tant c'on ara lot soie et lorrhie as
cous
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(delwedd C1183) (tudalen a81)
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— LXXXI —
Tondre de Tundre (1); Toquef de Tok; Treuil du galliquo Troell (2); Varou de
Garo, Féroce, qui a conservé sa forme primitive dans Loiip-garou. Sans
pouvoir donner à ces inductions une base positive, on doit aussi regarder
comme celtiques les mots inconnus aux autres idiomes européens, qui se
trouvent dans un patois différent, assez éloigné de la Normandie pour en
rendre l'emprunt bien peu probable. Mais tant de hasards influent sur le
vocabulaire des langues cantonnées dans un petit territoire (3), que ces
étymologies sont encore plus incertaines que les autres, et nous nous
bornerons à en indiquer quelques-unes, auxquelles un usage moins restreint et
la nature des idées et des sons ajoutent une nouvelle vraisemblance: Agalis
et Agobilles, en rouchi; Arias, dans la Meuse, dans la Haute-Auvergne Marias
(4); Bourre, dans la Lorraine et la Franche
de l'Aeie; Charte de 12â7 |iublit^e par M. Le Roux de Lincy, Livres des Rois,
intr. p lxxii.
{\) Peut-être cependant -vi' nl-il de Tislandais Tundr, Allumer, ou même du
latin Extundere, Faite sortir:
Anfe diem Paschae vêtus aple e\tinguilur ignis
Et novus e silicuin venis extunditur.
Nao^eorgus, Regni papisticl 1- «v, p. 149, éd. de 1553.
(2) Ce mot semble perdu en breton; mais il appartenait certainement aux
Lingues celtiques, puisqu'il n'est pas isolé en gallique et qu'on y trouve
aussi TreiUiaw, Tourner, et TroelH, Tourner comme une roue.
(ô) Nous en citerons un exemple frappant; quoique la position du Jura au
milieu des terres y euipêclie le peuple de connaître les Poulpes de mpr, qui
se nomment en Normandie SatrouiUe, on y appelle par une métaphore évidenîe
les femmes malpropres des Sadrou'dles.
(41 Hair'ii signifie Empêcher dans le patois lorrain, et le vieux-français
donnait un sens analogue à Harier:
Nous sommes mors, ame ne nous harie. Vdlon, Œuvres, p. 308.
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(delwedd C1184) (tudalen a82)
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— LXXXII —
Comté (1); Chlboller, dans le patois dos Vosges Qulhauler, Renverser; Crànc,
dans le patois de Nancy; Croen, dans l'Isère Croci, Fruit vermoulu; Dru, le
vieux provençal Brut se prenait dans toutes ses acceptions; Écourre, en
Romanche, dans la Meurthe, le Jura, l'Isère et la Rressc (2); Froe, dans le
patois de Nancy Frou.r; G«rftf, en Languedoc Garfrfe, et dans la Vendée Jcde;
Gambier, dans les patois du Berry et du Jura Gamby, Boiteux; Guigner y dans
la Haute-Auvergne Guigna, regarder de travers (3); Margoulette, à Reims le
Bas du visage, dans la Meuse Bouche d'un enfant; Randonner, en provençal
Randar, Arranger, Préparer; Ratatouille, dans la Bresse Tatouza, Ragoût; le
patois du Berry lui donne le môme sens qu'en Normandie. On retrouve aussi,
dans la bassc-Iatinité, (piclques mots dont l'o
(1) i:l y ai cîine lonfaine a moitan,
Tra bourres blanches y vant baignant. ♦
Dans VaWot, Ecclierchcs stcr le patois de Franche-Comtr, p. 129. Ce mot
existait aussi en vieux français; un diclioniiaire fiançais-latin, conservé à
la bibliotiièque do Conches, dont l'écrilurc est du XIV^ siècle, l'explùpie
par Anas et l'on trouve assez souvent dans la bassclatinilé Bonreta.
{'i) Lo inou)in de bin dinno
Quan lo bij N'ét ëcou ne mayssonu. NoL'ls bressans, p. ''lO. Le s«Mis
primitif était sans doute lia'lre le ^>/e ainsi que dans la plupart des
patois, comme le prouvent lu normand Leoiissin et le vieux-français
/i'5CO«.v.îowr, riéau; il ne s'est changé en Secuurr que parce qu'autrefois
on battait le blé en le secouant -. le peuple renqiloic uk'uu' encore avec la
signification de Hattre. iMaI;iré le latin Succuteie, niiii> regardons
ainsi une oiigine cclti(jue comme fort probable. (3) Guin avait un sens
analogue en vieux fiançais: Je donne à quelqu'un un guin d'o il. Villon .
Gluvres, p. 4 14. Peut-ûtrc répondant vient il de rallrm.iud Winke'i, comme
Cnincber.
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(delwedd C1185) (tudalen a83)
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— LXXXIH —
rigine semble celtique, tels que Bronchions, Brucus (1); Calenger, Galengia;
Carabas, Carabaga; Dacer, Datare; Demnet, Duma; Chauvir, Galvere; Cher,
Cherium; etc. La plupart de ces mots ont, ainsi qu'on le voit, un sens fort
restreint ou une signification peu usuelle, et n'ont dû qu'à cette
circonstance exceptionnelle de n'avoir pas été remplacés par des synonymes
étrangers. La langue à laquelle ils appartenaient est tombée graduellement en
désuétude, et, comme ils n'affectionnent aucune série particulière d'idées et
se rapportent indifféremment à tout ce qui fixe l'attention d'un peuple, on y
reconnaît les derniers restes de l'idiome, que les autres langues ont
successivement recouvert d'une couche plus ou moins épaisse (2) .
Cette disparition presque complète du celtique suffirait déjà pour empêcher
d'apprécier avec exactitude l'influence que le norse exerça sur la formation
du patois normand. Sans doute on s'est trompé en regardant comme tcutoniques
les anciens idiomes usités dans les Gaules; les noms géographiques qu'y
donnèrent les premiers habitants et les documents philologiques que peuvent
encore fournir les différents patois, repoussent également cette croyance.
Une preuve positive de" sa fausseté se trouverait même au besoin dans le
Roman de Brut; Wace, qui, ainsi que tous les poètes français du XIP siècle,
se bornait à rimer des traditions popu
(1) Uronc/iewa; dans ie Dictionnaire latin-français du XV^ siècle: Ms. de la
Bibliothèque de Lille, E, 36.
(2) Nous ne parlons pas ici des anciens mots celtiques qui sont entrés dans
la langue française; c'est parce qu'ils ne soni plus celtiques que le patois
les a conservés.
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(delwedd C1186) (tudalen a84)
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— IXXXIV —
laircs, disait sans craindre de lieuikT un souvenir historique:
Rcdic li rospnndi premiers: Brez est, si fu bons latiniers: Ce fu 11 premiers
des Bretons Qui sot le langaige as Scssons (I).
Mais il n'en faut pas moins reconnaître que ces deux familles de langues ont
leur berceau dans l'Orient et durent à cette communauté d'ori^jine de
nombreux rapports dont il n'est plus possible de pressentir l'étendue. En
vain donc beaucoup de mots normands auraient-ils encore un sens analogue dans
les idiomes germaniques, leurs racines pourraient avoir existé aussi en
celtique; et, dans le doute, il ne serait plus permis d'en rien conclure.
D'ailleurs, l'histoire des langues tcutoniques nous apprend qu'une partie
considérable de leur vocabulaire est tombée en désuétude, et la grande rareté
des monuments de l'époque payenne autorise à croire que tous les mots
apportés en France n'ont point laissé de trace dans leur première patrie.
Peut-être même devons-nous aux persévérantes recherches d'un de nos plus
savants compatriotes de pouvoir en citer un d'origine Scandinave qu'on
employait encore en Normandie dans la seconde moitié du XP siècle, et
qu'aucune langue germanique n'a conservé dans son vocabulaire: Tamon in eis
dedi piscationem quae vulgo dicitur Croignim (2). Au reste, malgré les
incertitudes dont celte
(f) V. 7119.
(i.>) Charte (lo UM'.n, r.itéi; par W Auguste T.e Prévost dans le cuririiN
ouvrage qu'il va piilplipr sons le titre beaucoup trop modeste de Aof(^ pour
spfvr à fit Inpnfiraphir et à riialoTO (1rs Comintmea du déparh
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(delwedd C1187) (tudalen a85)
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— LXXXV —
connaissance si incomplète des anciennes langues cl la nature des choses
obscurcissent l'étymologie la plus certaine en apparence, l'influence des
hommes du Nord sur le patois normand est écrite clairement dans les mœurs,
les usages et quelques locutions trop bizarres pour ne pas être fort
significatives. Ainsi l'on compte encore en Normandie par Six vingt (^1), et
l'on y dit Anuit au lieu d' Aiijourdliui (2); le conscrit qui tire un mauvais
billet a le Sort, et en islandais ce mot signifie iVo/r (3j; l'homme que l'on
méprise est un Homme de rien^ et les anciens Scandinaves appelaient aussi
iV^/'A/n^f/i la personne chassée d'une guilde {^); les demoiselles nobles
sont comme en Allemagne des Filles de condition (5); on échange des
ment de l'Eure. Nous avons déjà fait remarquer, dans les Prolégomènes de
notre Hisloirc de la poésie Scandinave, que la plupart des termes de marine
et de pêche étaient, même en français, dérivés de la langue norse. (1) C'est
ce que les Scandinaves appelaient Storrhundradc, Le grand cent; en
vieux-français on compiaii aussi quelquefois par \iiigt:
A set vint homes s'en puet huiniais partir. Raoul de Cambray, p. 136, v. 9.
S'il t'en donnoit deux vingtz, A tout le moins tu piendroys cela. Farce
nouvelle des deux savetiers.
(i) On comptait dans tout le Nord par nuits et non par jours: Nec dierum
numerum ut nos, sed noctium computant; Tacite, De morihus Germanorum. Mais si
cette analogie était seule, on n'en pourrait rien conclure, puisque les
Gaulois avaient le même usage; voyez Caesar, Debidlo gallico,
1. VI.
(3) n avait même conservé son ancienn: signification en vieux-français:
Sur un cheval sist qui fu sors. Benois, Chronique rimce, 1. JI, v. 3So8. Par
opposition, on appelle les bons billets des billets blancs.
(4) Loi du roi Eric, art. iv, dans Kofod Ancher, Om garnie danshe GUder og
deres Vndergung, pièces justificatives.
(6) Von Sland; on y appelle aussi son mari, Mon homme, Mcin Mann.
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(delwedd C1188) (tudalen a86)
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— LXXXVI —
anneaux le jour de ses fiançailles {\) -, un coup frappé dans la main marque
la conclusion d'un marché (2), et le Trcfeu ou bûche de Noël est un souvenir
du feu d'Yulé, qui se retrouve en Italie (3), en An^deterre (4) et dans tous
les pays où les hommes du Xord se sont établis avant leur conversion au
christianisme (5).
L'islandais est celui de tous les anciens dialectes bas-allemands qui s'est
le mieux conservé: l'anglosaxon est certainement mêlé d'une foule de mots
d'origine bretonne et latine, et les documents en saxon, en francique et en
vieux-frison que nous possédons encore ne sont pas assez étendus pour nous
permettre d'en reconstituer le vocabulaire. Dans l'impossibilité de recourir
à d'autres sources, nous avons donc indiqué, comme dérivés de l'islandais,
des mots qui malgré l'influence prépondérante des pirates danois, purent
avoir une origine saxonne ou francique: Abélcr, de Beita, Nourriture;
Acauchier, de Kalsa; Acclamper, de Klampi, Cheville; Accravanter^ d'Atkrabba,
Mettre en désordre;
(1) Saman hofiim bienda bauga
I Balldurs bagalargtha. FrHhthtofesagn, c!i. vi.
(2) C'est ce qu'on appelait dans la basse-latinité [H)andcJangwn: Per hanc
chartulam libelli dotis, sive per festucam atqne per andelangnm; dans doin
Bouquet, lieciicil dcx historiens de^Francc, t. iv, p. S55.
(ô) Sciocch de I\'alal- Si cliiama cosi fia noi un ciocco o ccppo il pin
grosso, clie mettcsi da banda per brucciare il di di Natale; Cherubini,
Vizionario minalesc, s. v. Scioccu.
('i) On l'y appelle Yule-Clog et Christmas-Bloch. Voyez Herrick, Hesperides,
p. r,(i!); Brand, Popular antiquities, t. i, p. 25i-2o8,éd. de M. Ellis; etc.
(5) Mémoires de V Académie celtique, i. m, p. 441; Cberubini, Diziofiario
milancsc, loc. laiid., ctTliiers, Traité des superstitions, t. i, p.
T->'ir^.
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(delwedd C1189) (tudalen a87)
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— LXXXVil —
AdouSj d'At dubba, Orner; Affourée, de Fodr, Nourriture du bétail;
Affribourcii, d'Afred, Gelé et Burda, Violence; Agoucer, deGussa, Parler
légèrement; Agrap, de Greipa, Prendre; Agroussé, d'At krusa, Attrister;
Aingue, d'Aungul; Alise, de Leysa, Vide, Creux (1); iwii^rawer, de Hamaz,
Devenir et Grana, Excellent; Arij de Har, Elévation; Arodiver, d'At reida,
Mettre en colère; Astiquer, d'At staga, Revenir à la charge; Atori, de Torr,
Gâté; Antucr, de Aulaz; Bade, deBada, Se baigner; Bagout, de Baga, Mauvais
vers (2); i^ar, de Bcra, Porter (3); Barlous, de Barata, Combat; Bédicre, de
Bedr; Boel, de Bol, Habitation; Bisquer, de Beiskiaz, Rager; Broe, de Fraud
(4); Bru, de Brud; Buret, de Bud, Habitation (5); Cacliard, de Kaka, Toucher
du bout des doigts; Caillé, de Kaî, Tache; Calard, de Kalinn^ Malade; Cambot,
de Kampi, Qui a peu de barbe; Capon, de Kapun, Chapon; Capufher, de Keppa;
Cas, de Casa, Amasser; Cassetier, de Kassi, Petit écrin; Chiper, de Kippa,
Dérober; Clanche, de Klinka; Cline, de Clini, Salir, Colin, de Kot; Crancke,
de Krank (6); Cr^'jo/r, deKreppa; Dalc, de Dal; Douve, de Diup, Profond;
Drtigir, deDraugaz;
(1) Une origine celtique n'est pas non plus Impossible puisque £eys signifie
encore en breton Moite, Humide.
(2) Peut-ôtre aussi le radical du français Bagatelle.
(3) C'est sans doute aussi l'étymologie de Bartée ou flaratée.
(4) Les autres langues germaniques avaient sans doute des mots qui s'en
rapprochaient davantage, car Brauen signifie en allemand Écniner.
(5) n avait conservé sa première signification dans Bur-lc Hoi, près de
Bayeux, et Bures près de Neufchâtel.
(6) Dans le patois de Nancy, Cranqua, qui est aussi certainement dérivé d'un
mot g'^rmanique, se prend dans une signification dont on s'cx[)liqu(î
très-bien la différence; il signifie Mourir.
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(delwedd C1190) (tudalen a88)
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— LXXXVIII —
Juaucher, de Skaka; Éllngucr, tlo Slen[;ia; Esprangncr, do Sprengia;
Estamper, de Stanpa; Fignoler, de Fiiin, Beau; Finer, de Fiima; Flâner, de
Flaiini, Libertin; Flaquin, de Fiak, Surface plaie; Flio, Flo, do F'iock;
Floqxier, de Flœkiaz; Gable, de Gafl; Galapian, de Ga" lapin; Gales, de
Gala, Se réjouir (1); Giffe^ de Kil', Querelle; Gilloire, deGilia, Lancer de
Teau; Glas, de Glad, Joyeux; Gloiile, de Glata, Perdre; Gravé, de Grafa,
Trouer; Grimer, de Grem, Blesser; Grisou, de Griot, Pierre (2); Groïn, de
Groin, Verdoyant; Grolcr, de Krulla, S'agiter (3); Haïr, de Har; llati, de
Hat; îlaule, de lîol (4); Uavron, de Hafrar; Ilcri, de Ileri; Hogiie, de
Haug; Hubi, d'Ybinn; Inèle, de Sniall (5); Jacasser, de Jagg, Jargon; Lague,
de Lag, Ordre (G); Léican, de Leikinn, Qui passe son temps à jouer; Lé lice,
de Lrnda, Fantôme; Lider, de Lida; Liié, de Litt, Mauvais; Lourer, de Lur,
Faiblesse; Malles, de Mat, Aliment; Napin, de Knapi; Naqueler, de Gnaka,
Rendre un bruit aigu; Ohi, d'Oheill, Valétudinaire; Pcuffre, de Pelfr,
Dépouille; Poiique, de Poki; Quenottes, de Kenni, Ma
li) C'est aussi la racine du
français Gala et Régaler.
(2) Le français Grès semble avoir la nit^me origine.
(3) n avait conservé son sens primitif dans le vieux-français Croller,
Grouiller et peut-être Grelotter.
(4) Dans des glosscs allemandes dn VHIe siècle, faussement altribuces à Keio,
on trouve Holi avec la même signification; dans Graff, Althochdcutschc
Sprachschat:.e, 1. 1, p. xi.iv.
(o) 11 semble plutôt venir du vieil-allemand Snel, mais on trouve dans le
Voyage de Charlemagne, v. tilii: éiàiti
Puis serrai si Jegers e ignals c ates: et probablement le r. indique ici
seulement que le son du k était mouillé.
(6) Le patois normand prend aussi le mot fiançais dans l'acception d'Espèce,
Qualité. <
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(delwedd C1191) (tudalen a89)
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— LXXXIX —
choires; Raguin, de Hrok, Insolent (1); Ravenet, de Hafan, Prendre; Refaire,
de Refiaz; Tac, de Tak, Pleurésie; Troussé, de Truss, Paquet; Trumutu de
Thrumu, Tonnerre, Combat; Vatre, de Vatn, Eau (2).
Il nous eût été facile d'augmenter celte liste de plusieurs mots; mais leur
étymologie nous paraît plus douteuse, et nous avons préféré en citer
quelques-uns dont la racine a disparu de l'islandais et s'est conservée dans
d'autres idiomes germaniques:^6/e^^r,dugothique Abletan (3); Abrier, du
vieil-allemand Adbirihan, Couvrir; Affray, du vieil-allemand Eiver (4);
Agasse, de l'allemand Agaza; Agoliee, du vieil-allemand Gouli, Moquerie;
Agrifer, du vieil-allemand Greifen (5); Alionir, du vieil-allemand Hon,
Honte; Argaigne, de l'allemand Arg, Méchant (6); Aramie, du vieil-allemand
Ramen, Affirmer; ^y^'/a^i^, de l'allemand Haverling; Bénom, de l'allemand
Beiname; Bougnes, de l'anglo-saxon Bog, Marais et par suite terre mouvante;
Brasillé, de l'allemand Brezel, Pâtisserie qui craque sous les dents (7);
(1) C'est aussi la racine du français Rogue.
(2) Par une euplionie fort commune, on a changé le N en R; c'est en allemand
Wasser et en anglais Water. C'est probablement aussi la racine de Vautrer;
dans le patois normand Vatré, signifie Mouillé, Sali.
(3) Le normand lui a seulement donné un Si ns réfléclii.
(4) Le français Affres a mieux conservé la piononciation do l'alleui-md;
c'est ce qui nous a empêché d'y voir une corruption A'' Effroi, que Ton
prononce en Normandie Effrai.
(5) Peut-être cepend.mt est-ce une métaphore et signifie-î-il littéralement
Prendre avec des griffes.
(6) Le vieux (rançais disait Argii vi le normand en a formé le verbfi Erjuer,
eiial emand^cr^erw; comme on voit. Ta y avait pris aussi le son d'unE.
(7) De Brnten, Rôtir, Rissoler j une autre
étymo'ogie est indiquée, comme possible, dans le Dictionnaire.
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(delwedd C1192) (tudalen a90)
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— m: —
Chipoter, du saxon Cyppan; Délie, de rallemand Theil ( t ); ÏCcliclie,dyi
vieil-allemand Sli/.zan, Mettre en pièces (2); Fiée, de l'allemand Viele,
Beaucoup; Frioler, du gothicpie Friks, Désireux, Avide; 6!a7?mc/ie.ç, de
l'allemand Kamaschcn; Gauf, du saxon Wald (5); Girie, de l'allemand Ziererey,
Minauderie (4); Guincher, de l'allemand Winken, Faire des si^^nes avec les
yeux; Han, du vieilallemand Han; IIou(er,ô\i saxon Ilaten; //oMr<?, du
vieilallemand Houvva; Ilut, du saxon Hœt; Licher, de l'allemand Lecker,
Friand; Lotisse, de l'allemand Lûgen, dont le patois rhénan a fait Lus, Ruse,
Artifice; Moisson, de l'allemand Mez; ISamps, du saxon Nam, Gage (5), ou plutôt
Namfcoh, Bétail qui sert de gage; Ram, du vieil-allemand Ramma; Tar, de
l'allemand Theer (6). L'anglais pourrait aussi nous fournir beaucoup de mots
qui se retrouvent presque sans aucun changement dans le patois normand, comme
Beillée, Belly; Chope, ïo chop; Clwqiiet, en vieil-anglais Coket (7);
Cliiujue, To clink; Cranierc, Cranny; Criquet, Cricket; Dréchier, ïodress;
E6g,Ebb(8); Gounelle,Gov;n (9); Cranter, To
(1) Le TH se changeait liabilnellfinent en d, comme tous les pliilologues
allemands l'ont remarqué; l'anglais Dealc en est un autre exemple.
(2) Le français Éclïsse a la même origine.
(.3) En vieux français Gualt; une origine celtique iic serait pas impossible,
si Allaserra avait eu quelque raison pour dire dans son Feriim aquttanicartim
etc., p. 134: BagauJae ôicii quasi Sylvicolae; Gau enimlinguagnllica Sylvam
sonat.
(4) Il peut venir aussi du lalin Girare.
(5) Le français Naiilir a la môme origine.
(6) En vieux -français Terque.
(7) Colicta en bas-latin, Vase servant de mesure.
(8) En danois Ehbc.
(9) En italien Gouna
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(delwedd C1193) (tudalen a91)
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— XCI —,
grenl; Harer, To hare; Picot, Peacock; Reluquer, To look; Remembrer, To
remembcr; Super, To sup; Vimhlct, Wimble; Viquet, Vicket. Mais, lors même que
ces motsn auraient pas une origine saxonne indépendante, il faudrait, pour en
rien conclure, savoir s'ils ont été apportés en Angleterre dans le X^ siècle,
ou en Normandie pendantle XIV*. L'occupation incomplète des Anglais y souleva
d'ailleurs des répugnances trop générales pour qu'ils en aient modifié
sensiblement le patois (^ ), et une foule de proverbes communs, qui se
retrouvent dans les autres parties de la France (2', rend l'influence
normande bien plus vraisemblable. On doit sans doute lui attribuer aussi
beaucoup d'idiotismes que les grammairiens s'accordent à regarder comme
purement anglais: telle est par exemple la construction du verbe substantif
avec le participe présent. Benois disait dans sa Chronique rimée:
Le noble gentil damisel Si plout a toz, e lor l'ut bel Que a Roëni fust
sejornanz (3).
^^; La piononc ation fermée de W n'est pas cpifaini ment d'origine anglaise,
puisque dans une foule de mots fiançais dérivés du latin, il a pris le son de
I'a; Aimer, Père, Mère, Faire, etc.
(2) He ait the grass from under his foot; He is as poor as a church mouse;
Look for a ncedle iti a biindle 0/ hay; Love me, love my dog; There is not a
pin io chuse between 'em; etc. Ce n'est pas seulement, comme on voit, l'idée
qui est la même; de telles analogies se retrouvent trop souvent entre des
peuples sans au' un rapport historique ensemble, pour qu'il y eût rien à en
conclure; mais l'expression est identique dans les deux langues. Quelquefois
même la phrase proverbiale a été employée dans jin autre sens; ainsi To ride
the great horsc se dit du sty'e et non de l'humeur.
(3) L. Il, v. ni\h.
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(delwedd C1194) (tudalen a92)
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• — xr.ii —
La tournure si bizarre par laquellu les Anglais se demandent des nouvelles de
leur santé, semble elle-même d'origine normande, puisiju'on lit dans le Lai
de liavelok:
Il li demandent de liir père El comment le fesoit leur mère.
Quelques noms géographiques pourraient seuls inspirer desdoutes; mais tant de
hasards influent sur leur choix que des inductions auxquelles manque toute autre
base, sont nécessairement bien suspectes; ainsi, par exemple, 7a7?je5, la
traduction anglaise de Jacobtis, s'éloigne trop capricieusement du latin pour
qu'on ne soit pas tenté d'y voir un nom importé d'Angleterre, et Benois
parlait déjà, dans le XIP siècle, de Saint-Jamesde-Bevron (1).
II serait facile de trouver, dans le vocabulaire de plusieurs autres langues,
des analogies aussi frappantes; mais, lors même que les idiomes qui ont
concouru à la formation du patois normand nous seraient complètement connus,
on ne pourrait rien conclure d'une ressemblance de mots qui ne s'appuie pas
sur les rapports historiques des peuples. Nous n'indiquerons donc donc aucune
étymologie arabe (2), hébraïque (3), ni même espagnole (4). Si les
ressemblances matérielles,
(l)L. n, V. irilOl.
(2) Attifer semble venir de Thiphi', dont la signification est la inétnc
(3) /Ir^ semble venir de Uaié; CaZer, de Cala, Cesser (ou du grecXaJ.aw,
Céder), Chamailler, de Cbama'i, Dispute; Crac, de Crac, Pierre; Machurer, de
Miiccali, Blessure.
(i) Quelques mots comme Arrousse {Jarrossia en baslalin, Al'jarova en
espagnol) Blé chico (Cliico, Pclil), Pagnoléc (Trèlle dt spagne) montrent
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(delwedd C1195) (tudalen a93)
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— XCII! —
qui paraîtraient les légitimer, n'étaient pas un de ces jeux du hasard que
l'identité des organes de la voix dut rendre bien nombreux, elles tiendraient
à des rapports communs avec une autre idiome qui aurait servi
d'intermédiaire. Peut-être seulement devrait-on faire une exception pour
quelques mots dérivés du grec, comme Apeiir, d'À Trop ta, Circonstances
embarrassantes; Bragues, deBpaxoç (1); Cabot, de l^aoo;; Cacouard, de
Kay.os(2); Caiin, de Ka>.c;, i?oîi, Doux, OU dcKaXivtJetv, Être assidu;
Cortil, de Xopro, (3); Dia, de Ata; Foinillard, de ^oviog, Meurtrier; Gaurer,
de Faupcç, Orgueilleux; Gobelin, de KoêaJ.os (4); Lobet. de Aoêcç; Pion, d^
Iltvw, Boire; 7ayon,àe Qtioç (5); Trémaine, de Tpifzyjvaioç;
Tri(jites-ni(jues, de Tpt/o)v vsr/oç, Dispute pour des cheveux (6). Le grec
resta longtemps usuel à Marseille (7); il le devint à Lyon pendant le II'
siècle (8), et nous
que l'Espagne ne fut paa sans influence sui l'agriculture noimande; mais nous
ne croyons pas que Charer vienne de Charlar, ni Vousoijer de Vosear.
(1) Nous avons dt^jà indiqué comme possible une origine celtique; dans le
patois du Tarn qui fut plus snumis à l'inlhience grecque, on dit Bragos.
(2) Dans le patois lorrain Cucozèle signifie Zèle mauvais, indiscret, et
CaCOM est un mot injurieux en Basse-Bretagne.
(3) te mot pourrait venir également du latin Horlus, ou du vieil-allemand
Carlin; en (.rovençal on disait aussi CoriU et le patois limoisin l'a
conservé.
(4) En allemand Kobold et en breton Gobilin.
(îi) Oncle; il y a une liaison seu.blable entre le latin Avus et Avuncuhts.
(6) Les autres patois o,t aussi conservé quelques mots qui semblent d'origine
grecque; tels sont dans le patois de la Meuse Gouri, Cochon, de Xoipoç et
dans le patois picard, Iki, Là,.d'E/.ei et Écaras, Éclialas, de Jiapocl.
(7) Saint-Jérôme, Opéra, t. iv, p.!i>54; Suétone, De Claris rheforibus,
cil. I; strabon, Géographie, 1. iv, p. 124 et 125, éd. de 1587.
(8) Saint Irénée s'en servait pour combattre!e? hérésies répandues dans
'-^SS^^^^SS^'
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(delwedd C1196) (tudalen a94)
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— XCIV —
savons, par la Vie de saint Césaire, qu'on rentendait encore pendant le VI*
dans toute l'ancienne Narbounaise (1). L'établissement des colonies
phocéennes dans la Provence ne fut point la seule cause de son influence; les
Romains lettrés en portaient partout la connaissance avec eux, et Cicéron
disait, dans son discours pour le poète Archias: « Graeca leguntur in omnibus
fere gentibus; latina suis finibus, exiguis sane, continentur. » Quelques-uns
des mots grecs qui sont passés dans le patois normand, semblent mémeavoir
toujours été étrangers au provençal et aux autres dialectes intermédiaires.
Un fait plus significatif encore, c'est que l'argot a conservé des mots qu'il
est difficile de ne pas croire dérivés du grec: tels que Affre, Vie, de
(I>pv;y, Esprit; Arlon^ Pain, d'Àp-o;; Esganaccr, Rire, de Favsç, Joie
(2).
Quoique les envahissements continus du français aient, depuis quelques années
surtout, singulièrement réduit le vocabulaire normand, peut-être une
connaissance exacte de tous les mots nous eùt-elle permis de remonter plus
sûrement à ses sources. Mais il est peu de villages qui n'aient des
expressions, sinon entièrement inconnues aux autres, au moins sensiblement
modifiées dans leur prononciation ou dans leur valeur; et si l'on avait déjà
cherché à les recueillir d'une ma
son diocèse; il dit même en termes positifs qu'il écrivait dans la langue du
pays: AttÀoç xat à}:riOo)ç v.ai Ioim-lymc; iir.f., p. 4,éd. deOrabe.
(l)Cai'sarii vila,lib.i,par.1i;Con7!tiiIit ut instar clericorn ni,
aliir/rffccr,
alii latine, prosas antiphonasipie cantarent; dans doin lionqupt, t. m, p.
384.
(2) Ces mots se trouvent dans 1.; dictionnaire argot, publié parGrandval, à
l'appendice de son po(>me inliluln: Carlouche, ouïe vice puni.
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(delwedd C1197) (tudalen a95)
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— xcv —
niôre complète (1), personne n'avait encore publié les résultats de ses
recherches. Les glossaires partiels de MM. Louis Du Bois (2), Pluquet (3),
Lamarche (4), Chrétien de Josse du Plain (5), Gourgeon (6) et de Leslang (7)
sont, même dans leur étroite spécialité, déplorablement incomplets, et ne
peuvent prétendre à aucune importance philologique. Ils ont réuni les mots au
hasard, sans cherchera en généraliser la signification, et les ont publiés
sans en fixer la date par aucun exemple et sans en éclairer Thistoire par
l'étymologie. M. La
(1) Le Journal historique de
Verdun, de 1749, février, p. 182, annonça qu'un associé de la Société de
litlérature d'Orléans les avait recueillis dans rintention de les publier,
mais il ne l'a pas réalisée. et on ne connaît pas même &on nom.
(2) liech'j'rckcs siir Vétymologle et l'emploi des locutions et des mots qui
se sont introduits ou conservés dans le département de l'Orne et qui
n'appartiennent pus à la langue française de yws joiirs, dans les Mémoires de
l'Académie celtique, t. v., p. 39-50 et p. 173-180: le dernier mot eî^t GuT.
Mais nous avons appris par une réclamation de M. I>u Bois, insérée dans le
Pilote du Calvados du 5 décembre 18iG, qu'un nouvel article, étendu à toute
la province, a paru dans le quatrième volume des Mémoires d ' la Société des
antiquaires de France.
(.'!) Contes poptdaires, traditions, proverbes et dictons de l'arrondissement
de Bayeux, suivis d'un vocabulaire des mots rustiques et des noms de lieu les
plus remarquables de ce pays; Caen, 1825, in-S", et réimpiiméà Rouen
l'année suivante avec drs addition?.
(4) Extrait dhm dictionnaire du vieux langage ou patois des habitants des
campagnes des arrondissements de Cherbourg, Valognes et SaintLo, dans les
Mémoires de la Société royale académique de Cherbourg, Cherbourg, 1843, p.
125-l.î7.
(j) Usages, préjugés, superstitions, dictons, proverbes et anciens mots de
l'arrondissement d'Argentan; dans l'Annuaire argentinois eltWé. ix part,
Alençon, 1855, in- 18.
(n) Glossaire du langage de C on désur-Noir eau, Caen, 1830, in-8°.
(7) Glossaire du patois de l'arrondissement de Mortagne jcettdYiiW
iné'iilnous a été communique par M. De T.a Sicotière.
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(delwedd C1198) (tudalen a96)
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— xc:vi —
marche seul a senti qu'on ne faisait point de la philologie comme de la
slalisliquc, en recueillant des documents par ordre alphabétique; il a voulu
leur donner de la valeur par des recherches de linguistique comparée, qu'une
critique assez circonspecte n'a malheureusement pas toujours dirigées. Les
productions en patois nous étaient aussi d'une bien faible ressource; nous ne
connaissons de véritablement normandes que quelques chansons grossières, pour
la plupart inédites et d'une date récente: la Farce des Quiolards (4) et la
Campènade, petit poèn^ satirique de Lalleman. Le caractère tout littéraire
des vaux-de-Vire d'Olivier Basselin, prouve qu'en les attribuant à un ouvrier
foulon, la tradition s'est laissée tromper par un pseudonyme, que la nature
bacchique de ses vers et les convenances de sa position obligeaient de se
cacher derrière un nom populaire, et nous n'hésitons pas à les attribuer à
Jean Lehoux, avocat de Vire, qui en fut le premier éditeur. Il adapta
probablement à ses chansons quelquesuns des refrains du foulon qui étaient
restés populaires; peut-être même seborna-t-il parfois à corriger quelques
pièces, mieux conservées que les autres dans les cabarets; mais, malgré
toutes ses affectations d'archaïsme, il est impossible de ne pas reconnaître,
aux recherches de l'expression, aux souvenirs mythologiques et aux tournures
latines, la poésie d'un lettré qui n'ouKlie ses connaissances classiques
qu'après avoir laissé sa mémoire au fond de son verre (2). La Mazarinade,
publiée
(I) Roiirn, 173», in-i;,.
{-') II y a i;i, comme on vo I, <lcs <|iicsfioiis fort ciiiieiises et
fort obscures;
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(delwedd C1199) (tudalen a97)
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— XCVII —
en ^ 649 sous le titre de Les Mallôtiers ou les Pesquieux en yau trouble y en
vers normands, n'est qu'un mauvais pastiche sans vérité dont il était impossible
de tirer aucun parti. Nous en dirons autant de La Muse normande, recueil
satirique où Ferrand s'est efforcé d'imiter le patois purin, que l'on parle
encore maintenant à Rouen, dans les quartiers Saint-Vivien et Martainville.
Eussent-elles habilement copié la langue du peuple, ces poésies d'un
bel-esprit prétentieux nous auraient été bien inutiles: ce singulier patois
est trop essentiellement différent de celui du reste de la province pour
qu'on puisse lui supposer une même origine (1) et les réunir tous deux dans
le même vocabulaire. Pour combler les inévitables lacunes de notre travail,
nous nous sommes adressé, par l'obligeant intermédiaire du Recteur de
l'Académie de Caen, aux élèves des écoles normales primaires, et nous^ en
avons reçu plusieurs petits glossaires fort bienfaits, parmi lesquels nous
devons citer surtout celui de M. Robet, élève de Técole d'Alençon. Mais, pour
réunir dans sa main des éléments disséminés sur tous les points du pays, il
faudrait les demander, plusieurs années de suite, à toutes les écoles
normales de la province, et charger les Inspecteurs primaires d'en contrô-
mais M. Asselin a simplement réimprimé l'édition de Lehoux; M. Du Bois y a
ajouté plusieurs autres chansons, une préface intéressante et des notes
philologiques à peu près inutiles, et M. Travers a pris dans les autres
éditions tout ce qu'il a trouvé de bon à prendre. M. Lambert, conservateur de
la Bibliothèque de Bayeux, possède encore quelques vaux-de-Vire inédits
qu'aucun caractère saillant ne distingue des autres, et nous en avonp vu.une
copie qui appartenait à M. Pluquet.
(1) C'est encore là une question fort intéressante, que Gervais n'a point
éclaircie dans son Coupd'œll purin .
7
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(delwedd C1200) (tudalen a98)
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— xcvm —
1er la valeur sur place, et c'est ce qu'un simple particulier, sans autre
titre que l'amour de la science, ne peut ni demander sans indiscrétion, ni
obtenir avec assez de suite et d'exactitude (1). Heureusement plusieurs
antiquaires distingués savaient par eux-mêmes les difficultés de notre
entreprise, et nous ont affectueusement remis les matériaux qu'ils avaient
amassés pendant de longues années. Pour faire apprécier toute l'importance de
leurs communications, il nous suffira de nommer MM. de Gerville, le
patriarch(; de l'archéologie normande; De La Sicotière, Mancel, Bonnin,
Poulet-Malassis et Alfred Canel. Malgré un si précieux concours, ce
glossaire, comme toutes les premières publications de ce genre, n'en est pas
moins nécessairement bien incomplet, et nous prions toutes les personnes qui
portent quelque intérêt à l'histoire de notre province et aux origines de la
langue française, de nous- en signaler les lacunes et les inexactitudes. En
corrigeant l'orthographe qui ne représenterait pas fidèlement la
prononciation habituelle, en modifiant les interprétations qui ne
conviendraient pas à certaines localités'(2|, et en nous indiquant de
nouveaux mots, qui ne soient pas une simple corruption du français, ils nous
fourni -
(\)U serait
bienàdésirerqiielcMiuUtie de rfiislruction publique usât d'un looyon si
facile, qui ne coûterait rien à personne, pour faire recueillir les
vocabulaires de tous les patois de la France; Napoléon en avait senti la
i^écesiité et ne put en venir à bout.
(2) Pour rendre ce contrôle plus facile et pUis ^erieux, mous mentiuiinous
soigneusement la provenance de chaque mot: nous n'a \ons néglige cette
indication que pour les mots qui sont d'un usage général dan< plu«■leurs départomenis.
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(delwedd C1201) (tudalen a99)
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— XCIX —
raient les moyens d'élever à la mémoire de nos ancêtres un monument qui,
moins encore par son sujet que par la multiplicité des auteurs,
appartiendrait à la province tout entière: nous ne réclamons pour nous que
l'honneur de tenir la plume et le plaisir de leur en adresser nos
remerciments.
Édélesta]>jd du Méril.
Ci en.— Imp. de!.. Poisson
—".s l'.i.
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